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esprit libre

[coup de projecteur]
 
 
 
XX versus XY " Une société ne marche pas sur une jambe "

Esprit libre : Eliane Gubin, à la fin des années 80, à votre retour du Canada, vous avez introduit l'histoire des femmes à l'ULB. Quel a été le déclic ?
Eliane Gubin : J'ai pu constater en effet dans les universités québécoises l'ampleur de l'intérêt porté à ces études, qui contrastait avec une absence quasi totale chez nous. Or l'histoire abordée sous l'angle particulier des expériences féminines permet d'embrasser le champ social dans son entièreté. De plus, à la fin des années 80, on assistait à une sorte d'essoufflement de la nouvelle histoire, celle des années 60-70 qui avait fait éclore une série de nouveaux sujets : les historiens travaillaient désormais sur les pauvres, les vagabonds, les mendiants, les fous, mais on semblait quand même en bout de course - en tout cas chez nous -, et il fallait renouveler. Je trouvais que l'histoire des femmes ouvrait de belles perspectives, c'est ce qui m'a motivée. Nous avons donc rapidement constitué un groupe de recherche - groupe qui d'ailleurs n'était pas limité aux historiens parce qu'on se rendait compte qu'on avait besoin de l'apport des démographes, des sociologues, des politologues, des littéraires.

Esprit libre : Il est malgré tout étonnant de constater que 20 ans après mai 68, le terrain était toujours autant en jachère par rapport à l'histoire des femmes…
Eliane Gubin : Cette histoire s'est fortement développée dans les mouvements néoféministes. Dans d'autres pays, ces mouvements ont créé des liens avec des universitaires, en Belgique ce ne fut pas le cas. À l'ULB, où cette contestation aurait pu se produire, il y avait relativement peu de problèmes : on était alors en pleine réforme institutionnelle et personne n'avait l'impression que les femmes étaient particulièrement discriminées. La discrimination existait, certes, mais de manière diffuse, moins perceptible. Mai 68 à Bruxelles n'a jamais eu d'échos féministes de grande ampleur. À la différence de Louvain, peut-être parce que la discrimination était plus concrète, des personnalités issues de l'UCL se sont impliquées dans des mouvements militants, comme le GRIF puis l'Université des femmes, mais ce courant est resté extérieur à l'université.

Esprit libre : En 1988, vous créez un groupe interdisciplinaire en histoire des femmes (le GIEF). Vous avez ensuite lancé la revue Sextant en 1993…
Eliane Gubin : Oui, nous avons essayé aussi de donner un second souffle à la Chaire Suzanne Tassier, créée en mémoire de la première femme professeur d'histoire à l'ULB, et qui était une féministe. Cette chaire a fort bien fonctionné pendant plusieurs années, grâce à l'argent légué par Suzanne Tassier à l'Université, puis a connu un certain ralentissement. Nous avons aussi choisi de lancer la revue Sextant, qui en est à son 25e n°, qui comporte chaque fois des contributions de collègues belges et étrangers, grâce à l'énergie d'une toute petite équipe de bénévoles. Les prochains numéros porteront sur le féminisme international, la colonisation, le rapport masculin-féminin. Bientôt la revue sera reprise par les Éditions de l'Université libre de Bruxelles.

Esprit libre : Peut-on dire que vous avez allié 'recherche scientifique' et 'vulgarisation' mais aussi 'recherche scientifique' et 'militantisme' ?
Eliane Gubin : Je ne suis pas une militante, cela m'a d'ailleurs été parfois reproché. Mais mon travail contribue à montrer les inégalités, à souligner leur historicité.... Disons que les seules positions militantes que j'ai prises sont relatives à des questions extrêmement importantes comme l'emprise de l'islamisme sur la vie des femmes, par exemple. Sinon je ne suis pas une militante au sens strict du terme! Je viens parfois en support, parce ce que je crois que le militantisme doit se nourrir du travail des chercheurs pour fonder l'action. Je suis assez d'accord avec la juriste Eliane Vogel-Polsky, une des pionnières de l'égalité des sexes à l'ULB, quand elle estimait que chacun devait rester dans son domaine et y faire son travail. Elle a poursuivi ses recherches en droit social, en droit du travail - ce qui était son domaine, moi je suis historienne, je travaille en histoire.
Valérie Piette : Il est vrai qu'Eliane est apparue, malgré elle devrait-on dire, comme une " militante de toutes les causes "…
Eliane Gubin : Oui, sous diverses étiquettes : comme communiste - je ne suis pas communiste -, comme syndicaliste - je ne suis pas syndicaliste - comme féministe - je suis féministe mais pas militante active… C'est curieux de voir que dès qu'on travaille sur un sujet spécifique et qu'on prend une position relativement engagée - parce que je crois qu'effectivement, on ne peut pas faire autrement quand on découvre des mécanismes d'inégalité - tout de suite, on vous colle une étiquette précise.
Valérie Piette : Or l'étiquette " femme ", le mot " femme ", en soi, a toujours fait sourire, ou rire. Toutes celles et ceux qui ont travaillé en histoire des femmes, en histoire du genre, ont fait ce constat : si l'on parle du suffrage des femmes, et qu'on montre des femmes qui se battent pour pouvoir voter, cela s'accompagne de ricanements ou de sourires. Par contre, si l'on évoque les grèves ouvrières du XIXe siècle ou le suffrage universel masculin, etc., ça ne fait rire personne : c'est glorieux. Ce phénomène démontre bien que l'égalité complète n'existe pas dans les mentalités. Le fait, chez nous, d'être militante, fait aussi sourire, alors qu'aux États-Unis, au Canada, le militantisme des femmes est vécu comme un " plus " dans les milieux académiques ; les plus grandes intellectuelles du moment ont d'ailleurs milité pour de nombreuses causes. C'est d'ailleurs le cas pour toutes les formes de militances.

Esprit libre : …D'où l'intérêt notamment de ce Dictionnaire des femmes belges publié l'an dernier et qui a été couronné par l'Académie royale. Un projet d'envergure que Madame Gubin a dirigé avec Catherine Jacques, Valérie Piette, Jean Puissant et avec la collaboration de Marie-Sylvie Dupont-Bouchat et Jean-Pierre Nandrin…
Valérie Piette : Au-delà du fait de participer à la rénovation de l'histoire contemporaine belge, ce type de démarche, de recherche et de publication vulgarisée, permet aussi de rendre visible des personnalités et des événements qui, sinon, passeraient inaperçus. Il y a énormément de femmes en Belgique qui ont contribué au savoir, à la création scientifique ou artistique, qui ont produit des choses étonnantes, mais elles sont invisibles pour la plupart des gens. L'encyclopédie de l'histoire des femmes en Belgique, qui devrait bientôt paraître, poursuit la même logique de réhabilitation.

Esprit libre : Madame Gubin, à l'occasion de votre éméritat, un ouvrage vous rend hommage ; il rassemble une série de vos textes…
Eliane Gubin : Cette initiative, qui m'a été offerte, m'a beaucoup touchée. L'idée était de pouvoir republier des textes qui avaient paru dans des revues ou des actes de colloques parfois " difficiles d'accès ". Ce choix de textes est révélateur aussi du fait que l'histoire évolue et n'est pas figée : on découvre et on avance ; il y a des choses que j'ai écrites il y a 15 ans et que je n'écrirais plus tout à fait de la même manière aujourd'hui. Il est aussi intéressant de montrer l'évolution d'une discipline qui est en construction.

Esprit libre : Qu'est ce qui manque encore aujourd'hui dans l'étude et la diffusion de l'histoire des femmes ?
Eliane Gubin : Cette histoire reste trop peu enseignée. À part quelques exceptions, dont le cours en histoire du genre donné par Valérie Piette pour les étudiants de l'ULB et des Facultés universitaires Saint-Louis, on peut très bien obtenir son diplôme d'historien sans savoir que cette dimension existe dans la discipline. Même chose dans l'enseignement secondaire, où cet aspect est largement absent des cours, même si l'on constate du coté des pouvoirs publics une certaine volonté de changement. Mais aujourd'hui, un enseignant qui voudrait, en toute bonne foi, expliquer à ses élèves les différences sexuées dans le domaine du suffrage, de la législation sociale, les différences salariales - pourquoi à travail égal le salaire n'est pas le même pour une femme - n'a, à sa disposition, pratiquement pas de manuel ou d'outils pédagogiques.

Esprit libre : Or il faudrait sensibiliser dès le plus jeune âge…
Eliane Gubin : Insérer le résultat de ces recherches dans les connaissances générales : c'est le combat à mener dans les années qui viennent. Cela permet aussi de réfléchir à la situation actuelle des femmes, pas seulement chez nous - où l'on est quand même dans une situation privilégiée - mais aux inégalités qui perdurent partout ailleurs dans le monde. Toute restriction d'accès à l'égalité des femmes est toujours porteuse de manque de démocratie, de volonté d'oppression. Il faut sensibiliser les enfants très jeunes au fait que, au-delà des différences biologiques, il est fondamental d'atténuer les inégalités de genre. Les pays où les femmes sont extrêmement discriminées sont d'ailleurs des pays qui ne se développent pas, aucun pays pauvre n'est égalitaire et l'économie s'en ressent toujours. On parle beaucoup des femmes en Afrique, à propos des systèmes de microcrédit parce qu'on sait que c'est grâce à elles que l'économie tourne. Une société ne marche pas sur une seule jambe, il faut en être conscient.
Valérie Piette : …Par ailleurs, on ne travaillerait pas non plus sur la virilité ou sur la construction de la masculinité s'il n'y avait pas eu l'histoire des femmes. Je crois que cette histoire a vraiment pu susciter, sans cesse, des angles d'approche novateurs extrêmement intéressants. Je vais participer prochainement à un colloque international sur la colonisation - a priori rien à voir avec notre sujet - or aujourd'hui on aborde de plus en plus la colonisation dans une perspective de genre, en s'intéressant à la place et au rôle des épouses de colons par exemple, ou à l'encadrement des femmes indigènes. Le Dictionnaire des femmes belges montre aussi qu'il y a eu des femmes artistes, médecins, compositrices, historiennes... mais aussi des femmes politiques, et pas seulement depuis qu'elles apparaissent à la télévision. Cette évolution de la condition féminine a une histoire et ne survient pas par hasard…

Esprit libre : À titre plus personnel, Madame Gubin, vous êtes depuis cette rentrée académique professeur honoraire. Cela signifie plus de temps pour publier…
Eliane Gubin : Au-delà des numéros de Sextant à faire paraître, il y a aussi en chantier un livre sur le travail des femmes dans l'entre-deux-guerres, commencé en… 1995 et que j'ai enfin le temps de reprendre. J'ai également un projet commun avec Jean Puissant, afin de publier une nouvelle histoire sociale de la Belgique. Un projet commun à long terme, qui va demander encore pas mal d'énergie… !

Alain Dauchot

Professeure d'histoire contemporaine à l'Université libre de Bruxelles, Eliane Gubin incarne en Belgique un nouveau courant historiographique apparu il y a vingt ans, et qui tend à démontrer que l'histoire des femmes ne peut plus être un objet historiographique non identifié. Une démarche scientifique qui s'illustre à travers les méthodes et la diversité des thèmes abordés : travail, citoyenneté, ruralité, éducation, sciences, guerres, biographies. Rencontre avec Éliane Gubin, à l'occasion de la sortie d'un livre qui lui rend hommage - mais aussi de l'Encyclopédie des femmes, à paraître bientôt-, et avec Valérie Piette, qui poursuit avec d'autres à l'ULB un travail en profondeur mettant en lumière l'apport des femmes dans notre Histoire.



 
  ESPRIT LIBRE > NOVEMBRE 2007 [ n°53 ]
Université libre de Bruxelles