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Isy Pelc Un homme, une science

Il respire la bonhomie et un amour certain pour l'humain. Petit, souriant, vif, Isidore - Isy - Pelc a, à 65 ans, pris sa pension. Chef du Service de psychiatrie et de psychologie médicale du Centre hospitalier universitaire Brugmann, le neuropsychiatre qui parle avec les mots de monsieur et madame tout-le-monde, a largement participé à la construction de la psychiatrie, publication après publication, médicament après médicament, brique après brique...

Lorsqu'il arrive à l'hôpital Brugmann il y a quarante ans, Isy Pelc a peu l'occasion de réellement soigner : il surveille, il garde, il veille. C'est que la psychiatrie n'en est qu'à ses balbutiements dans les années 60. On découvre les premiers antidépresseurs et neuroleptiques ; on applique la thérapie des chocs - des chocs électriques sans anesthésie, des chocs thermiques avec alternance de bains chauds et bains froids, etc. ; les hôpitaux - Brugmann était déjà le plus réputé de Belgique - s'apparentent à des asiles aux hauts murs et aux dortoirs où viennent s'ajouter les lits au fur et à mesure de la nuit et des arrivées de " fous "...

Très tôt, Isy Pelc, nourri des enseignements de son prédécesseur, le français Paul Sivadon, s'intéresse au lien entre architecture et santé mentale. Intuitivement, on se doute qu'un patient - tout comme un être parfaitement sain - enfermé dans ce qui ressemble alors plus à une prison qu'à un hôpital, dormant dans des salles communes, sans intimité, ne peut se sentir bien. Jusqu'en 1977, le professeur Sivadon dessinera des plans d'un hôpital psychiatrique idéal, avec des pavillons, des verrières, des espaces aérés... Sur fond de régionalisation et de création d'hôpitaux académiques, Isy Pelc donnera vie et briques à ces plans sur papier. Le " petit homme souriant " réussira à convaincre les acteurs politiques et à trouver les financements pour construire un service de psychiatrie de pointe : dans les années 80, les murs d'enceinte sont abattus, les hauts bâtiments ont fait place à des structures pavillonnaires, les dortoirs sont remplacés par des chambres individuelles... " On dira à l'époque que je suis plus fou que mes malades ! ", se souvient Isy Pelc, tout en ajoutant avec humour qu'il se reconnaît toutefois " une certaine mégalomanie ".

Les murs changent, les traitements aussi, la perception du patient également. Dans les années 60, on distinguait déjà les névroses et les psychoses. Mais c'était grosso modo tout ! Les névroses, ce sont des pathologies - l'introversion, l'agoraphobie, un fond permanent de pessimisme, etc. - dont le patient est conscient mais qu'il ne peut dépasser seul. Il s'agit de fonctionnements psychologiques partiellement altérés, de difficultés limitées avec la réalité, bref, " une petite folie socialement acceptable ", comme la qualifie Isy Pelc. Dans le cas des psychoses, en revanche, le malade perd toute prise avec la réalité, il se montre instable et incohérent, il délire, il se croit persécuté, il a des hallucinations... " comme le schizophrène qui a peint ce tableau ", souffle le neuropsychiatre en désignant une toile accrochée dans son bureau. L'hôpital psychiatrique des années 60 accueillait surtout des psychotiques parce qu'ils étaient à surveiller, à structurer, à occuper et constituaient un danger potentiel pour la société. Quarante ans plus tard, toute maladie mentale - toute petite ou grande folie - suscite intérêt et accompagnement médical potentiel... par différentes écoles.

Une variété d'écoles

Entre lacanisme - Isy Pelc eut l'occasion de rencontrer Lacan à Paris en mai... 68, alors qu'il terminait une 3e année en spécialisation psychiatrique à l'hôpital Sainte-Anne, véritable " Mecque " de la psychiatrie - et cognitivo-comportementalisme, Isy Pelc se réclame de cette tendance qui travaille sur les perceptions et comportements. La psychiatrie a en effet vu se développer différentes écoles qui adoptent chacune une approche, une " lecture " différente de la maladie, du dialogue au patient et de la thérapie. Certes, pour paraphraser le psychiatre lui-même, " ce n'est pas avec un stéthoscope ou une radio qu'on détecte si un patient est déprimé ou anxieux ". Mais, il n'empêche que cette diversité d'écoles avait interpellé Isy Pelc : doyen de la Faculté de médecine, il créera avec son collègue de la Faculté de psychologie, un 3e cycle en " psychothérapie intégrée " afin que chaque praticien connaisse le B.A.-BA de son confrère d'une autre école.

Côté enseignements, Isy Pelc mettra aussi sur pied, avec la Solvay Business School, le master en management des institutions de soins et santé (MMISS) qui se poursuit aujourd'hui sur les campus de Parentville (Charleroi) et Erasme. Il créera également, parmi d'autres outils didactiques, un studio où sont filmés les entretiens médicaux. Ces séquences sont ensuite projetées et commentées aux étudiants qui y apprennent la technique d'entretien verbal et non-verbal avec le patient.

" Ethnopsychiatrie "

Homme de dialogue, curieux de tout, le clinicien s'est également intéressé à la psychiatrie pratiquée dans d'autres cultures, comme en témoignent les multiples objets - masques, instruments de musique, statuettes, etc. - qui décorent son bureau. Cet " ethnopsychiatre " a mené des collaborations scientifiques avec différents pays d'Afrique, d'Asie du Sud-Est (Thaïlande, Vietnam...) en nourrissant une même idée : il y a toujours quelque chose à apprendre de l'autre. Et de citer en exemple la psychologie bouddhique qui reconnaît à l'homme six sens, la conscience venant s'ajouter à nos cinq sens " européens " : " Le toucher, la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat, tout le monde les possède mais la différence est le sens que je donne à ce que je touche, je vois, j'entends, je goûte, je sens. Ce qui me guide, c'est effectivement ma représentation de ce qui m'entoure ", souligne-t-il. Symbole de cet intérêt pour l'ethnopsychiatrie : en mai dernier, il recevait le diplôme d'honneur d'Ho-Chi-Minhville pour les répercussions que ses travaux ont engendrées sur la population locale.

En 40 ans, la psychiatrie s'est construite comme une science médicale à part entière. Il n'empêche, le pari n'était pas gagné : alors pourquoi dans les années 60, un homme créatif et actif tel qu'Isy Pelc a-t-il choisi une science qui n'en était alors qu'à ses balbutiements ? " Peut-être parce que pour un jeune mégalomane, cela signifie qu'il y a tout à faire évoluer ", sourit Isy Pelc avant de poursuivre, plus sérieusement : " Il y a sans doute une double explication à mon orientation vers la psychiatrie. Lorsque j'étais étudiant en médecine, on a diagnostiqué chez moi une maladie grave attaquant la colonne vertébrale qui se rigidifie : le pronostic annoncé était mauvais, j'ai cherché quelle discipline de la médecine je pourrais continuer à exercer, même en chaise roulante. L'autre explication est liée à une spécificité de la psychiatrie : le rapport au patient. Ici, la technologie ne peut pas remplacer le dialogue entre médecin et patient. Nous nous intéressons au patient dans sa globalité et non à un de ses organes en particulier ".

Nathalie Gobbe


Après quelque 40 années de défis et de passion au sein de l'ULB et du Centre hospitalier universitaire Brugmann, le professeur Isidore Pelc part à l'honorariat. Rarement un homme - scientifique reconnu et engagé - aura été autant en symbiose avec une science : la psychiatrie.



Assuétudes : une passion

Il n'est pas un débat sur la dépénalisation des drogues ou le traitement des assuétudes où Isy Pelc ne soit cité, ou le plus souvent présent. C'est qu'en 40 ans de carrière, le psychiatre s'est forgé une compétence certaine dans ce sujet de santé publique - il est notamment président de la commission " politique de santé publique en matière de drogues " au niveau fédéral - et a développé (entre autres) à Brugmann, une clinique d'alcoologie et toxicomanies.

Cet intérêt est-il né, comme il le raconte en plaisantant, lors d'une première expérience professionnelle, à Momignies où il remplaçait un médecin généraliste ? Chaque visite se terminait alors par le traditionnel " vous prendrez bien un petit verre, docteur ? " auquel il ne pouvait que répondre " oui, merci " avant d'avaler la traditionnelle Chimay : à l'issue de la journée - et de la trentaine de visites habituelles -, on voit les verres de bières s'aligner et la voiture du médecin plonger dans le fossé... Quarante ans après, l'anecdote fait encore sourire et, espiègle, Isy Pelc aime y voir un " signe "...

Plus sérieusement, l'intérêt du neuropsychiatre pour les assuétudes et en premier lieu " la maladie alcoolique " a probablement vu le jour, un peu pas hasard, un soir de garde dans les années 60... Victime d'une chute, un homme est amené à l'hôpital Brugmann. Très vite, le notable tient des propos incohérents, s'agite, perd tout contact avec la réalité : le médecin chef de médecine interne où il est soigné appelle Isy Pelc à la rescousse qui diagnostique aussitôt un " délirium tremens ", entendez un délire causé par un état de manque aigu. L'homme est alcoolique : l'hôpital le sevra en lui administrant du valium en quantité décroissante et Isy Pelc trouvera dans le suivi de ce patient - aux côtés de Maurice Verbanck qui s'y intéressait pour la fragilité osseuse des alcooliques - les premières lignes de sa thèse d'agrégation sur l'alcoolisme. Les années passeront, les connaissances scientifiques s'accumuleront, les diagnostics et traitements s'affineront, avec l'aide d'autres sciences parmi lesquelles aujourd'hui les neurosciences qui permettent de travailler sur les récepteurs impliqués dans les processus mentaux de " satisfaction " ou de " plaisir ".

 
  ESPRIT LIBRE > SEPTEMBRE 2006 [ n°42 ]
Université libre de Bruxelles