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esprit libre

[coup de projecteur]
 
 
 
Les sciences cognitives à la croisée des chemins

Vous regardez un film qui montre deux équipes de basket. Les joueurs de la première équipe sont habillés en noir, ceux de la seconde en blanc. Vous devez compter le nombre de fois que les joueurs habillés en blanc s'échangent un ballon (tâche rendue fort difficile par le fait que les joueurs noirs s'échangent eux aussi un second ballon, dans le même espace). Le film terminé, vous serez sans doute capable de fournir la réponse correcte, mais vous n'aurez pas perçu un événement particulièrement bizarre : un homme déguisé en gorille a traversé l'écran pendant la séquence !

Que s'est-il passé ? Si l'explication est relativement simple (votre attention était dirigée ailleurs), le phénomène en lui-même est véritablement frappant : il remet en cause l'idée que nous avons une conscience totale du monde qui nous entoure. Eh bien, non ! Cette expérience et les résultats de nombreuses autres démonstrations similaires convergent vers une remise en cause radicale de la réalité de ce que l'on pourrait appeler " l'unité de la conscience ", soit l'impression que nous avons que notre conscience est unifiée.

Comme en a discuté abondamment le philosophe Daniel Dennett, le fait que nos expériences semblent prendre place sur une sorte " d'écran de télévision " ou de scène de théâtre n'est qu'une illusion, que Dennett appelle l'illusion du " théâtre cartésien ". S'il est clair aujourd'hui qu'un tel " théâtre " n'a pas de réalité neurologique, il n'en reste pas moins que nous devons expliquer pourquoi nos expériences nous sont données sous cette forme. Autrement dit : quels sont les fondements neuroscientifiques de la réalité subjective que constitue l'illusion du théâtre cartésien ?

L'intérêt que suscitent aujourd'hui ces questions est indiscutablement lié à la disponibilité de nouvelles techniques d'imagerie cérébrale qui nous permettent, pour la première fois, de percevoir et d'analyser divers aspects du fonctionnement du cerveau en action. C'est ainsi qu'on a pu montrer, par exemple, que certaines régions du cerveau des chauffeurs de taxi londoniens sont particulièrement élargies par contraste avec celles de sujets n'ayant pas dû mémoriser la géographie complexe de la ville. Ce résultat, ainsi que de nombreux autres, nous montre que l'apprentissage laisse des traces détectables dans le cerveau (une conclusion qui n'a rien de surprenant pour autant que l'on soit convaincu, comme tout matérialiste, que le traitement de l'information est entièrement enraciné dans l'activité du cerveau) mais qui modifie néanmoins profondément la manière dont nous devons envisager les rapports entre cerveau et esprit. En suscitant l'espérance d'enraciner définitivement le mental dans le biologique, les neurosciences, avec l'arsenal technologique remarquable dont elles disposent, font donc rêver, tout en inquiétant les psychologues qui voient en elles une nouvelle menace pesant sur le devenir des sciences de l'esprit.

Et pourtant... le philosophe américain David Chalmers, suivant en cela d'autres penseurs comme Thomas Nagel, a clairement mis en évidence les limites de cette nouvelle perspective. Pourquoi le traitement de l'information nous fait-il quelque chose, demande Chalmers ? Quelle est la différence entre un être humain nommant la couleur rouge quand on la lui montre, et une machine capable de produire la même réponse ? A ces questions, personne ne peut apporter une réponse convaincante aujourd'hui. Pire encore, nous ne savons pas quelle forme prendra une éventuelle explication. Son existence même est d'ailleurs remise en cause par Thomas Nagel quand il demande "Quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris?", question à laquelle il répond que nous, humains, ne le saurons jamais, même dans l'éventualité où nous aurions une compréhension parfaite du fonctionnement du système nerveux des chiroptères.

La conscience, et plus particulièrement l'expérience subjective, est donc le problème central auquel s'attaquent aujourd'hui les neurosciences. La recherche de ce que l'on appelle maintenant les " corrélats neuraux de la conscience " implique que l'on tente de contraster des états neuraux accompagnés d'une expérience phénoménale avec des états neuraux qui ne sont pas accompagnés d'une telle expérience. On peut par exemple examiner ce qui se passe quand l'expérience subjective change alors que le stimulus demeure constant, comme dans les situations de rivalité binoculaire où une image différente est présentée à chaque oeil. L'expérience des sujets est alors celle d'une succession d'alternances entre la perception du stimulus présenté à l'œil gauche et la perception du stimulus présenté à l'œil droit. En demandant aux sujets d'indiquer lequel des deux stimuli ils perçoivent à un moment donné alors que l'on enregistre l'activité de leur cerveau, on obtient une image des régions cérébrales dont l'activité varie plus en fonction de l'expérience subjective des sujets qu'en fonction du stimulus. Il serait illusoire, néanmoins, d'espérer identifier un seul système responsable de la conscience.

On peut également s'interroger sur les conditions dans lesquelles notre impression d'unité peut être détruite. En dehors de certains états pathologiques existe-t-il des situations où je peux simultanément penser " x " et son contraire ? Certaines expériences apportent des réponses troublantes à ces questions. Munakata et Yerys ont ainsi exploré la capacité d'enfants de cinq ans d'effectuer une tâche de classification. Les sujets devaient classer des cartes sur lesquelles on avait dessiné des camions et des fleurs, qui pouvaient être rouges ou bleus. On demande d'abord à l'enfant de trier les cartes selon la couleur. Il doit donc placer tous les items rouges à droite et tous les bleus à gauche, tâche qu'il réussit sans difficulté. Ensuite, l'expérimentateur annonce que les règles ont changé : il s'agit maintenant de trier les cartes non plus en fonction de la couleur, mais bien en fonction de la forme. Il faut donc placer les camions à gauche et les fleurs à droite, en ignorant la couleur. Cette fois, surprise : lorsqu'un camion bleu apparaît, l'enfant se trompe et le classe à droite, comme s'il continuait à trier en fonction de la couleur. Néanmoins, et ceci est le point crucial, si on pose à l'enfant la question " Où faut-il mettre les camions ? ", il répond correctement et montre la gauche ! Dans cette situation, il apparaît donc que l'enfant est conscient de la règle tout en demeurant incapable de l'appliquer !

La question de la conscience soulève également celle des rapports entre conscient et inconscient. Les psychologues, après avoir longtemps écarté purement et simplement la conscience du champ de l'explorable, se sont concentrés sur les problèmes fort épineux que pose la mise en évidence de différences entre comportements accompagnés de conscience et comportements inconscients. En caricaturant, on peut distinguer deux positions théoriques extrêmes concernant la conscience en sciences cognitives : les théories " Zombie " et les théories " Commandeur Data ".

Pour les théories " Zombie ", l'inconscient, en quelque sorte, est structuré exactement comme le conscient, mais sans la conscience : nous serions tous dotés d'une sorte de zombie inconscient capable de gouverner notre comportement à notre insu. A l'inverse, pour d'autres auteurs, toute activité cognitive est nécessairement consciente, à l'image du système cognitif de " Data ", le robot humanoïde de la série télévisée Star Trek. Data semble tout savoir de son propre fonctionnement ; il est parfaitement transparent. L'inconscient, chez lui, n'existe pas. Il peut paraître surprenant de trouver les échos de cette fiction dans la littérature scientifique, mais c'est pourtant bien le cas pour de nombreux modèles théoriques. D'autres perspectives, que nous explorons activement en comparant des situations d'apprentissage avec et sans conscience, considèrent plutôt la conscience comme un dimension graduelle du traitement de l'information. La conscience impliquerait alors un continuum doublé d'une dichotomie, de la même manière que des changements graduels et continus de la température d'une masse d'eau s'accompagnent de changements d'état brutaux et dichotomiques en certains points (la transition entre états solides, liquides, et gazeux).

Revenons, en guise de conclusion, à l'expérience du gorille. Elle démontre que notre conscience du monde est incomplète. Notre cerveau peut " en savoir plus " que nous-mêmes… Penser ces phénomènes semble exiger que l'on réconcilie ce que l'on pourrait appeler les approches " à la troisième personne " avec les approches " à la première personne " ou, en d'autres termes, l'objectif et le subjectif. Apprécier la question de l'unité de la conscience implique que l'on tende également vers une unité dans nos démarches expérimentales et conceptuelles en étendant le champ des sciences humaines aux neurosciences et aux sciences de l'artificiel ou, mieux, en intégrant profondément les trois approches dans la perspective des sciences cognitives.

Axel Cleeremans
Séminaire de Recherche en Sciences Cognitives

L'étude de la conscience fait aujourd'hui l'objet d'un renouveau d'intérêt spectaculaire. Comprendre la conscience exige que l'on réconcilie l'objectif et le subjectif via une approche transdisciplinaire : ce que l'on appelle aujourd'hui les " neurosciences cognitives computationnelles ".



 
  ESPRIT LIBRE > OCTOBRE 2002 [ n°7 ]
Université libre de Bruxelles