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Les années 50 à Rome : du néoréalisme à la dolce vita

Les années cinquante à Rome sont celles qui vont du néoréalisme annoncé par le magistral Ossessione de Luchino Visconti en 1942 au chef-d'oeuvre de Fellini avec lequel s'ouvrent les années 60. Une décennie qui, de 1948 à 1959, a propulsé l'Italie de la misère dans laquelle l'avait entraîné l'aventure mussolinienne à ce " miracle économique " qui signe le retour de la prosperité. Une décennie riche qui n'a pas manqué de marquer aussi en profondeur la Belgique : l'immigration italienne, mais aussi les échanges artistiques qui seront d'une richesse encore mal connue dans la décennie suivante.

Une forme de résistance

1948. Une des pages sombres de l'Italie se tourne, laissant le pays déchiré et exsangue. Le réalisme - qu'il soit pictural, littéraire et, surtout, cinématographique - en rend compte. Renouant avec une tradition qui puisait ses racines dans le vérisme du XIXe siècle - où, là, de manière symptomatique, l'opéra occupait la position dominante désormais incarnée par le cinéma -, une jeune génération d'artistes livre un témoignage sur la condition sociale de l'après modernité tout en aspirant à un monde meilleur. Réalisme et néoréalisme portent la marque de cette aspiration. Mais aussi de ses ambiguïtés. Dans une Italie sur laquelle le Vatican entend peser de tout son poids à travers une Démocratie Chrétienne largement - mais pas totalement - inféodée, la création artistique constitue à la fois un témoignage et une forme de résistance. Tout en brossant le portrait d'un pays en crise, elle met en relief un besoin de liberté rétif à l'ordre moral. Alors que la peinture et une large frange de la littérature, inféodées au dogme communiste et à son esthétique du réalisme social se fige en stéréotypes, le cinéma incarne une liberté érigée en valeur existentielle. À l'ordre établi - qu'il soit fasciste, communiste ou catholique - répond un besoin de se définir par soi-même. Face à soi, dans une prise de conscience individuelle et dans un dialogue permanent avec les idées dominantes. L'exception italienne s'ébauche dans un savant dosage d'engagement moral, de réflexion intellectuelle, d'éthique personnelle et de discussions essentielles. Une manière de penser autant qu'un art de vivre qui ne s'est pas éteint. L'opposition citoyenne à Berlusconi en témoigne avec sa dialectique critique, son imagination ludique et son sens de la fête.

Rome éternelle

Progressive, la reprise économique va permettre à la création italienne de se déployer. Au cinéma avec Fellini, au théâtre avec Visconti, en peinture avec Burri ou Fontana, mais aussi dans le domaine de la mode, des arts décoratifs, de la littérature, de la musique, de la poésie, de la création télévisuelle. Si Milan incarne le pôle moderniste dans la pure tradition des avant-gardes, Rome offre un autre profil, plus flou, moins dogmatique. Plus vital aussi sans doute. En travaillant à cette exposition , présentée en 2002 dans une formule " exhaustive " au Palazzo delle Esposizioni, il m'est apparu - mais si elle ne permet pas d'en préciser la ligne, la distance fausse peut-être la perspective - que l'ensemble des quelques 250 oeuvres, objets ou documents réunis prenait son sens, hors de la chronologie fixée, dans l'ode à sa ville rendue par Fellini en 1972. Dans Roma, Gore Vidal, le romancier à succès auteur d'un célèbre Moi, Néro, livre une forme de conclusion que prolongera la célèbre scène de la chevauchée en moto - comme l'écho sauvage de celle, bien sage qui entraînait, en 1953, Audrey Hepburn dans le sillage sémillant de Gregory Peck. Pour Gore Vidal, Rome est l'endroit idéal pour attendre la fin du monde : trop d'hommes, de femmes, de bruits, de machines. Trop de rien à engranger, trop peu de sens à reconnaître. Avec une forme d'enthousiasme décadent l'écrivain attend la fin du monde à Rome. Pourquoi là ? Parce que précisément, Rome est morte à de nombreuses reprises. Antiquité, Moyen Âge, Renaissance, Baroque... Tout y est vestige fossilisé, strates accumulées. Mais au même moment, Rome vit. Et sans doute plus fort qu'ailleurs, avec ses restaurants, ses bars, ses places, ses rues animées. Elle n'a cessé de mourir pour mieux vivre. Le message de cette exposition tient peut-être dans cette phrase énoncée par Gore Vidal en 1972.

Un art de vivre

1948-1959 : Une décennie qui peu à peu a transformé sa crise d'identité - avec, au coeur, la difficile adaptation de l'Italie à la démocratie - en une aspiration à voir plus largement la réalité. L'existentialisme imprime sa marque à l'oeuvre d'un Burri, d'un Mafai, d'un Novelli. La joie de vivre imprègne la " comédie à l'italienne " dans laquelle les genres se confondent entre satire et plaisir bon enfant. Une jeune génération d'acteur imprime sa marque : Sofia Loren, Marcello Mastroiani... autant de visages qui incarneront à eux seuls cette Italie nouvelle. Au tournant des années 50, l'économie se développe favorisant une amélioration progressive des conditions de vie : les émigrés cessent de franchir les frontières pour se tourner vers les grandes villes du Nord, le pouvoir d'achat des classes moyennes croît, l'industrie innove. Dans ce registre, 1955 donne le ton : à l'apparition, en mars de la première Fiat 600 répondent les débuts, à la télévision, de " Lascia o Raddoppia ? " (" Quite ou double ? ") qui marque le premier grand succès populaire de ce nouvel outil de communication. Le monde change de physionomie et Rome impose sa vitalité, sa mémoire, son esprit. Les Américains débarquent en nombre. L'exposition en rend compte avec le cinéma, mais aussi avec la peinture : De Kooning, Rauschenberg, Twombly... Rome est devenu un art de vivre. Une certaine manière de se définir loin des schémas de pensée de l'Amérique triomphante : comme si faisant retour à Rome l'impérialisme se mettait en abîme. Orson Welles prend un verre au Caffè Graco, Cy Twombly revisite l'antiquité à coup de graffiti, Lizz Taylor s'habille chez Sorella Fontana, Rauschenberg pose des plumes sur les antiquités du Pincio... et la cuisine romaine évolue au contact de ce Nouveau monde revenu à sa source.

Nostalgie

Une exposition comme celle-ci est aussi une invitation à la nostalgie : l'image cinématographique garde captive les émotions des spectateurs, la mode conserve le parfum de ce qui fut son présent, peintures et sculptures en prolongent la durée. Devant quelques-unes de ces icônes d'un autre âge, nombre de visiteurs retrouveront un peu de leur temps perdu. Pour les plus jeunes, ce passé récent offrira un ailleurs pas si éloigné... Et toujours prêt à renaître.

Michel Draguet
Professeur en Histoire de l'Art
Commissaire de l'exposition avec Claudia Terenzi du Palazzo delle Esposizioni.

Rome. Une ville dont la magie ne s'est jamais tarie. Et certainement pas dans la période que parcourt l'exposition présentée à Mons, dans le cadre du festival Europalia Italie, du 13 octobre au 1er février.



Les années 50 à Rome : du néoréalisme à la dolce vita
Musée des Beaux-Arts de Mons, du 13 octobre 2003 au 1er février 2004
Ouvert tous les jours sauf le lundi, de 12h à 18h, le dimanche de 10h à 18h
Infos : 065 40 53 06 ou www.europalia.be

 
  ESPRIT LIBRE > OCTOBRE 2003 [ n°16 ]
Université libre de Bruxelles