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La bombe futuriste et l'avant-garde : Marinetti

Le chahut parisien, savamment orchestré par celui qu'on a surnommé le " Barnum de l'avant-garde ", finira par secouer l'Europe entière. Marinetti pratique un iconoclasme révolutionnaire, annoncé dès avant le tournant du siècle par le sentiment de crise ou de malaise qu'occasionnaient la croissance rapide des métropoles industrielles, les bouleversements scientifiques apportés par Planck, Freud et Einstein, parallèlement au questionnement nietzschéen des valeurs et à la vogue de l'anarchisme.

Voiture de course

Le Manifeste révèle d'entrée de jeu les ambitions cosmopolites de son auteur et, surtout, la rupture définitive qu'il entend opérer avec une tradition culturelle qui remontait au XVe siècle, celle de l'Humanisme et de la Renaissance. Pour lui, l'Europe et l'Italie en particulier sont malades d'un passé auquel il déclare une guerre sans merci : le bel héritage d'Athènes et de Rome, de Vinci, de Raphaël et de Palladio n'est plus à ses yeux qu'un dégoûtant charnier. Nationaliste convaincu, italomane (à sa manière), il veut intégrer son pays, une Italie largement rurale à l'époque, dans le concert des grands États modernes. À cet effet, à la religion d'un art révolu, il substitue d'un coup de baguette celle de la technique à venir. La formule est célèbre : " une voiture de course est plus belle que la Victoire de Samothrace ". Bref, on efface tout, et on recommence. Le père Adam n'ayant été qu'un lamentable bousilleur, pourquoi ne pas rêver d'une seconde chance pour l'homme ?

L'attirance des extrêmes

Comme toutes les avant-gardes dites " historiques " (1909-1930), le futurisme constitue une action subversive, collective et polyvalente, totalisatrice en ce sens qu'elle s'attaque non seulement aux beaux-arts, mais de plus à la société elle-même et jusqu'aux moeurs. En gros, le projet vise à renverser l'establishment, l'ordre établi par la bourgeoisie dont les idées de liberté et de tolérance lui permettent justement de se développer. Les dictatures le condamnent sans appel, à moins qu'elles ne servent comme soupape de sûreté ou abcès de fixation, afin de canaliser les velléités de révolte vers des objectifs non politiques. L'avant-garde s'en prend à la classe dominante sur deux fronts : celui du conservatisme des institutions (maintien des privilèges) et celui du conservatisme des moyens d'expression, des langages artistiques (imitation créatrice de modèles canonisés). Sa haine viscérale de tout centrisme la fait glisser soit vers l'extrême-gauche (Maïakovski, Aragon), soit vers l'extrême-droite (Ezra Pound, Marinetti).

Fraîche et joyeuse...

Paradoxalement, Marinetti eut ainsi partie liée avec le fascisme. Le fétichisme de la machine qui devait mettre l'Italie au diapason de l'Europe occidentale et des États-Unis l'entraîna dans le sillage des nationalistes, bellicistes et expansionnistes, c'est-à-dire des alliés des grands industriels lombards. À coup sûr, il y avait une contradiction flagrante entre l'autorité de l'État Mussolinien et le non-conformisme du révolté que voulait être Marinetti. Aussi son alliance avec le fascisme, pour être durable, ne se déroulera pas sans orages. D'autre part, les lendemains vers lesquels marchaient ceux qui, comme lui, exaltaient une guerre fraîche et joyeuse, " seule hygiène du monde ", prétendait-il, ne résonnèrent bientôt d'autres chants que des râles des poilus d'Ypres ou de Douaumont...

Néanmoins, le bilan n'est pas uniquement négatif. Marinetti nous a laissé quelques flamboyants manifestes, bourrés d'idées novatrices, folles parfois, tout autant que de germes malfaisants. Il exerça une influence notoire sur des peintres tels que Balla, Boccioni, Carrà, Russolo et Severini, sans parler des Russes, ni du Belge Schmalzigaug. Le futurisme marinettien contribuera à introduire l'esthétique du choc et le culte de la jeunesse qui sont pour nous des phénomènes familiers ; il accéléra le rythme de l'évolution des beaux-arts, hissa l'éphémère sur le pavois, et voulut enfin que littérature et peinture puissent rivaliser de modernité avec la science et la technique.

Jean Weisgerber
Professeur honoraire de l'Université libre de Bruxelles

Il est rare que l'on puisse dater avec précision l'émergence d'un mouvement littéraire ou artistique. Le futurisme est une de ces exceptions : il naît très exactement le 20 février 1909, avec le Manifeste au vitriol que publie Marinetti - en français - dans le Figaro, organe b.c.b.g. s'il en était.



Jean Weisgerber donnera une conférence aux Beaux-Arts, le samedi 8 novembre prochain à 15 h. Salle M.
Et cela dans le cadre de la conférence présidée par Umberto Eco sur la contribution de la pensée italienne à la culture européenne (voir article à ce propos)
Vente : www.bozar.be/Tél : 02 507 82 00

 
  ESPRIT LIBRE > OCTOBRE 2003 [ n°16 ]
Université libre de Bruxelles