[page précédente]    [sommaire]    [page suivante]  
esprit libre

[International]
 
 
 
George Steiner " Hamlet est plus réel que nous tous "

Philosophe, essayiste, romancier, et professeur, George Steiner est issu d'une famille juive viennoise qui s'exila de France en 1940 pour rejoindre New York. Il est diplômé en mathématiques, en sciences physiques et en lettres de l'Université de Chicago. Au centre de son œuvre : la question de la transcendance, les rapports entre culture et barbarie, le rôle du langage, la question du Mal… Dans son introduction à la conférence, Michel Meyer devait souligner l'apport de Steiner dans l'analyse de la littérature et du langage, ou de la culture confrontée à la barbarie humaine, quand celle-ci se met au service des pires idéologies. Et notamment la réflexion de George Steiner sur la perte de sens du langage dans un contexte totalitaire : comment appréhender la banalisation du langage (parler de " solution finale " pour dire l'extermination de millions d'individus) ?, Comment parler après Auschwitz ?... N'y a-t-il plus de signification possible ? Faut-il cultiver la culture pour elle-même ? Finalement à quoi sert la culture ? Et donc, aussi, la littérature ?

Puis vint l'écrit…

Face à l'oralité, l'écriture ne possède qu'une Histoire finalement très courte. Ou comme le dit George Steiner dans une formule qui marque les imaginations : " Homère est plus proche de Simenon que de l'origine des mythes ". Dans l'Histoire de l'humanité, l'oralité est la gardienne de la mémoire. Mais l'écriture, apparue " récemment ", va la remplacer. Pourtant, regrette Steiner, la lecture reste minoritaire. Et de considérer l'incendie de la bibliothèque de Sarajevo pendant le siège de cette ville, comme la fin d'un temps : celui de l'âge classique de la lecture, qui disparaît ainsi dans les cendres…

Pour lire, nous avons besoin, dit-il, d'un espace privé - Montaigne avait sa Tour -, ou du doux repli qu'offrent les bibliothèques. Car l'allié naturel de la lecture, c'est le silence. Un luxe de plus en plus difficile à acquérir ou à préserver. Un récent sondage faisait apparaître que 85 % des adolescents américains ne peuvent lire sans musique ; lire en silence est devenu l'art d'une minorité au milieu d'une culture de bruit éternel. Le divertissement collectif et le bruit des médias ont envahi la totalité de notre existence, reléguant le silence à l'oubli. Lire en silence est redevenu une spécificité de gens lettrés, comme au Moyen Âge.

Le sacré des livres

Au commencement était le mot, pour St Jean comme pour Jean-Paul Sartre. Toutes les grandes religions, toutes les idéologies ont leurs livres sacrés, leurs textes canoniques. Bref, pour Steiner, toute civilisation aurait sa ou ses références textuelles. On peut cependant se demander où est la place du continent africain dans une telle analyse, là où l'oralité joue encore et toujours un rôle prépondérant dans la conservation de la mémoire et donc dans la culture des peuples. Il n'y aurait dès lors pas, pour le philosophe, d'identité collective, d'élan révolutionnaire sans livre. Mais le contrat classique qui reliait le mot à la chose n'est plus. Le nihilisme sémantique et la crise de civilisation qui ont marqué l'après-guerre, dès 1919, l'ont mis à mal : vinrent Dada, le post-structuralisme, la déconstruction…

Nouvelle révolution

En contrepoint, l'électronique défie aujourd'hui le livre : l'informatique a permis à la machine de contenir des bibliothèques entières, d'accumuler des connaissances humaines sans précédent. La mémoire en a pris un coup, nous dit Steiner : " pourquoi se souvenir de quoi que ce soit, si la machine peut tout contenir ? ". Nous vivons dès lors une nouvelle révolution de l'écrit. Être lettré signifie depuis 1970 savoir manipuler l'écran et le Web.

Le livre deviendra-t-il un objet de luxe ou un passe-temps nostalgique ? Pas sûr. Et Steiner d'évoquer le phénomène Harry Potter : à travers toute la planète, des enfants lisent et relisent les livres de J.K. Rowling, qui sont pourtant écrits dans une syntaxe anglaise non vulgarisée, avec un vocabulaire très riche et qui demandent donc un certain effort de la part du lecteur. Ou Flaubert qui, sur le point de quitter la vie, aurait eu ces paroles : " je meurs comme un chien et cette putain de Bovary vivra toujours… ". Ou encore, ces 150 lettres qui arrivent, chaque jour, au 221 Baker street, à Londres, à l'attention de Sherlock Holmes… Autant d'exemples qui portent à croire que la puissance de l'imaginaire que provoque la littérature n'est pas nécessairement près de disparaître.

Pourquoi lire encore ? A chacun de trouver ses réponses, mêmes provisoires… " Bien lire, conclut Steiner, c'est être en liberté, c'est 'rentrer chez soi' ". " Et tourner une page d'un livre, c'est encore croire à demain ".

Alain Dauchot


Intellectuel de haut vol, George Steiner préfère toutefois se présenter comme un amoureux de la littérature et un homme qui aime à montrer " comment lire ". Pourquoi lire encore aujourd'hui ? C'est la question à laquelle il répondait, le 8 novembre dernier, dans le cadre de Cultures d'Europe.



Le prochain invité du cycle Cultures d'Europe est Michel Onfray, le 3 février (voir page 5).

 
  ESPRIT LIBRE > DECEMBRE 2004 [ n°27 ]
Université libre de Bruxelles