Roland Mortier
Une vie sous l'emprise des Lumières
Esprit libre : Professeur émérite depuis 1985, vous êtes membre de l'Académie royale de langue et littérature françaises depuis 1969. Au
moment de choisir vos études vous avez choisi la philologie romane. Vous entrez dans le monde de la littérature par la grande
porte puisque l'Académie royale de Belgique couronnera votre mémoire consacré à la revue " Archives littéraires de l'Europe
", en le publiant en 1957...
Roland Mortier : Cette revue est le fait d'un petit groupe de personnes issues de l'immigration. L'exil les avait mises en contact avec d'autres
peuples, d'autres langues, d'autres cultures. Il y avait chez ces gens un immense savoir recueilli aux quatre coins de l'Europe
et du Monde ; ils étaient ouverts aux littératures étrangères, sans parti pris. Cet état d'esprit si particulier m'a beaucoup
marqué alors que nous vivions les moments d'après-guerre, avec également cette volonté d'ouverture et de compréhension entre
les peuples.
Esprit libre : Marc Fumaroli a dit de vous que vous étiez " le patron des dix-huitièmistes du monde entier "... Qu'est-ce que qui vous a
passionné et vous passionne encore dans l'analyse des auteurs du XVIIIe ? Et tout d'abord chez Diderot ?
Roland Mortier : Au moment où je me suis intéressé à Diderot, celui-ci ne bénéficiait d'aucune reconnaissance particulière. L''époque du XVIIIe
était alors définie par la triade " Montesquieu, Voltaire, Rousseau ". Son chef-d'oeuvre, Le Neveu de Rameau échappait à toutes
les catégories. Ce qui m'a fasciné c'est que le pays qui l'a d'emblée compris et reconnu dans sa liberté d'esprit est l'Allemagne,
terre de philosophie. Il remettait en question la notion de vérité au profit d'une vision contradictoire, pesant le pour et
le contre. Goethe lui-même l'a traduit, tout comme Schiller. Cette Europe-là était une Europe où les idées et les livres circulaient.
Les meilleurs esprits se passionnaient pour d'autres littératures que la leur.
Esprit libre : Vous vous êtes aussi penché sur le cas de Voltaire...
Roland Mortier : Ce qui m'a surtout intéressé chez Voltaire ce sont les ouvrages écrits à la fin de sa vie, comme par exemple la critique qu'il
fait du christianisme dans l'Examen important. Ce texte n'avait jamais été réédité, sauf dans les oeuvres complètes. Je viens
d'ailleurs d'écrire un texte sur l'étrange idée que Voltaire se faisait de Saint Paul - qu'il appelle Paul ou Saül - en qui
il voyait le véritable fondateur du Christianisme. Curieusement, il semble s'identifier à ce personnage - l'incompris dont
les idées finiront par s'imposer ! La critique textuelle permet souvent de découvrir des sujets sous-jacents à ceux que l'on
aborde de prime abord, et c'est aussi ce qui me passionne.
Esprit libre : Les fondamentalismes et obscurantismes religieux ou nationalistes se portent à nouveau fort bien en ce XXIe siècle. Le XVIIIe,
que vous avez tant étudié, peut-il encore nous fournir des armes, des méthodes, pour lutter contre de tels travers ?
Roland Mortier : Lorsque renaissent des collusions entre la religion et l'État, comme c'est le cas au Moyen-Orient, ou lorsque renaissent les
mouvements sectaires, il nous faut revenir à ce siècle où des hommes, des écrivains en l'occurrence, se sont dressés contre
les idées reçues, ont pris la plume pour s'élever contre la langue de bois, tels Diderot ou Voltaire. Dans l'Affaire Calas,
ce dernier obtient non seulement l'adhésion du grand public - ce qui était une gageure dans ce contexte précis - mais aussi
sa réhabilitation par la justice française. À travers Le Neveu de Rameau, Diderot réalise la performance de se remettre en
question lui-même, lui, le philosophe, l'auteur d'une morale alternative que le Neveu soumet à la critique à travers ses propos.
Tout cela avec une auto-ironie fort savoureuse. Le doute chez Diderot est non seulement un point de départ mais aussi le point
d'arrivée. Les morales, les valeurs, sont toujours à remettre en question et en perspective, nous dit-il.
Esprit libre : Vous continuez à donner des conférences, à écrire, à mener des recherches. Vous venez également d'achever la publication des
oeuvres presque complètes du Prince de Ligne...
Roland Mortier : Nous sommes quelques-uns à avoir travaillé à cet ambitieux projet d'éditions critiques. Pour ma part, je me suis aussi attaché
à l'édition en trois volumes (*) d'une sélection qui contient son roman, Les contes immoraux - un pied de nez à la mode des
contes moraux qui sévissait à l'époque - ainsi que les extraits de ses mémoires que j'ai réunis sous l'appellation Le Prince
de Ligne par lui-même et, de plus, des écrits intitulés Mes écarts, où il expose avec audace les idées les plus libres.
Esprit libre : Vous avez reçu de nombreux prix et distinctions. Vous venez de recevoir le Prix de la Francophonie de l'Académie française
pour l'ensemble de votre oeuvre. Aucun Belge n'a eu le Prix avant vous...
Roland Mortier : ... Vous oubliez le Cardinal Suenens, qui l'a eu il y a une vingtaine d'années également [rires]!
Alain Dauchot
|
Le 30 novembre dernier, l'Académie française décernait à Roland Mortier, professeur émérite à l'ULB, son Grand Prix de la
Francophonie. Un Prix qui couronne une vie consacrée au Siècle des Lumières, aux oeuvres et aux parcours de quelques écrivains
et philosophes : Diderot, Voltaire, le Prince de Ligne... Des êtres d'exception qui ont fasciné le professeur, par le métissage
de leur culture et l'éclat de leur talent.
|
(*) Oeuvres du prince de Ligne, coffret de 3 volumes aux Éditions Complexe
|