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Virginie De Ruyt à Phnom Penh

Phnom Penh, Janvier 2006. Cinq-cent personnes se sont blessées dans un accident de la route. Plusieurs dizaines ne s'en sortiront pas. Des centaines de personnes, malades de la tuberculose, la dysentrie, le SIDA et l'hépatite, attendent le regard fixe, le ventre creux, que la mort viennent les chercher. Les poubelles débordent, mais leur puanteur ne parvient pas à éloigner les enfants, fragiles comme des moineaux, qui picorent quelques grains de riz oubliés au fond d'un sac en plastique.

Nous sommes arrivés au Cambodge en Juillet 2003. Pays de contrastes, de contradictions, de beauté paradisiaque et de laideur infernale... nous avons le sentiment que nous ne pourrons jamais le comprendre.

Nous sortons dans les restaurants branchés (plus nombreux au kilomètre carré qu'à Bruxelles !), nous nous délectons de la créativité des architectes, artistes, esthètes cambodgiens. Phnom Penh a connu un âge d'or au lendemain de l'indépendance du pays, en 1953 : courses de catamaran sur le Mékong, piscines olympiques dans les universités, cinémas et ballets à profusion. Cette période a été totalement occultée par les évènements des années 70 : Américains, Khmers rouges puis Vietnamiens ont mis le pays à sac et sa population a terriblement souffert. Plus de professeurs, de médecins, ou de cadres... Les seuls restants sont des déracinés, ayant du fuir à l'étranger et y rester pendant de nombreuses années. Le pays est à renconstruire entièrement. Il est sous le niveau zéro, tant les traumatismes sont eux, à jamais, fortement enracinés.

Environ trente ans plus tard, les avis sur la reconstruction divergent toujours. Certains sont encore très pessimistes à la vue d'un pays encore si dépendant de l'aide internationale, aux inégalités criantes et à la corruption endémique. D'autres, comme moi, voient dans le développement de la " classe moyenne " et l'émergence d'une nouvelle génération " ignorante " du passé un espoir de renouveau et de croissance.

Travailler dans le secteur du développement au Cambodge est une expérience très enrichissante, assez troublante aussi. Il n'est pas un jour sans que je m'interroge sur notre rôle " d'ONG internationale ", sur notre responsabilité en tant qu'expatriés au sein de cette ONG, sur la justification de notre présence... et pendant combien de temps ?

Le " secteur " du Développement est souvent critiqué à tort. Etant donné l'état de délabrement du pays et l'éradication des compétences, l'apport de soutien technique et financier de l'extérieur était absolument nécessaire pour le pays. Peu importent finalement les motivations de départ : sentiment de culpabilité d'une communauté internationale qui a " laissé faire " pendant trop longtemps ? Volonté de poser son " drapeau " afin de n'être pas absent du pays où plus de 200 ONG internationales gravitent ? Réelle volonté de solidarité envers la population khmère ? Elles sont sûrement toutes liées. Les efforts ont été sincères, les résultats concrets. Je pense pouvoir dire que la plupart des Cambodgiens sont reconnaissants de cette aide.

Les ONG sont à présent tellement implantées dans le pays qu'elles ont du mal à le quitter. Essentiellement par peur " d'abandonner " une population qui recourt parfois encore exclusivement à leurs services (de santé, d'éducation, de réinsertion sociale, de déminage, etc.). En effet, le transfert de compétence n'est pas encore complet et les capacités financières du service public sont minimes.
Le problème réside justement dans ce cercle vicieux : tant que l'aide extérieure sera facilement disponible, tant que les besoins primaires seront satisfaits dans les régions à forte densité de population, les responsables politiques ne verront pas comme une priorité absolue le développement du secteur public ou la mise en place d'un système de " redistribution " (pour ne pas parler encore de système de sécurité sociale).
Finalement, nous avons en tant qu'ONG internationale, une part de responsabilité dans ce biais : en offrant par exemple un service de santé entièrement gratuit, une certaine habitude se prend, un recours automatique à " l'assistance " se développe. Or, cette assistance ne peut pas être maintenue artificiellement de l'extérieur. Une prise de responsabilité s'impose, à tous les niveaux.
La solidarité est loin d'être inexistante au Cambodge, mais elle est " privée ", ou " familiale ", et tous n'en bénéficient donc pas de la même façon ni au moment opportun. Un système plus anonyme et transparent de re-distribution se fait clairement ressentir, à l'heure où les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres.

À un niveau plus personnel, je dois avouer que mon travail est gratifiant. Ses effets sont directs, les résultats tangibles. J'ai l'assurance que l'argent est dépensé de façon efficiente et efficace. Nos actions au sein de Handicap International sont basées sur une réelle réflexion, à long terme. Elles sont intégrées dans la stratégie politique du pays, et sont menées en coordination étroite avec les ministères compétents.
Je rencontre des personnes de tous horizons (cambodgiennes et expatriées), de cultures très diverses, de formation complètement différentes (juristes, " politologues ", sociologues, techniciens, historiens), je suis heureuse de pouvoir apporter mes compétences et qu'elles viennent compléter celles de mes collègues afin de mener à bien notre mission.

Selon moi, un " expatrié " ne peut justifier sa présence dans un autre pays que si il/elle y apporte une véritable valeur ajoutée et qu'il/elle respecte son pays d'accueil avec la plus grande attention. Ceci ne veut pas seulement dire respecter la culture, la religion et les coutûmes du pays, mais aussi le niveau de développement, la logique de réflexion (totalement différent de la nôtre... d'ailleurs je ne suis pas sûre d'encore bien le comprendre !), les opinions, même si elles nous brusquent. Surtout, c'est ne pas juger. Parce que nous ne comprenons pas, et ne comprendrons sans doute jamais. Notre assistance doit se limiter à apporter des compétences, et pourquoi pas des idées, de l'expérience... mais à aucun prix essayer de les imposer.

Virginie De Ruyt


Janvier 2006 à Phnom Penh. Les mangues explosent et leur jus sirupeux est sur toutes les lèvres. Les pêcheurs de Prahok dessinent sur le Tonle Sap un ballet enchanteur de filets qui s'étirent sous l'œil clairvoyant du Wat Ounalom. Une famille nombreuse, empilée sur un cyclo au grincement joyeux, passe en riant sous les cocotiers de la rue Pasteur. Comment ce vieillard au sourire édenté et au Krama rapiécé a-t-il la force de remonter la pente ?



Virginie De Ruyt…
…est diplômée de l'École de Commerce Solvay (Promotion 2000). Elle travaille pour Handicap International, en tant que coordinatrice des Finances et des Ressources humaines pour la mission au Cambodge.

 
  ESPRIT LIBRE > AVRIL 2006 [ n°39 ]
Université libre de Bruxelles