[page précédente]    [sommaire]    [page suivante]  
esprit libre

[coup de projecteur]
 
 
 
Sexualité, violence, vérité

La sexualité, au sens rigoureux du terme, est l'apanage des seules sociétés humaines - celles où la transmission génétique (d'aptitudes et de comportements préprogrammés) est constamment doublée, brouillée, subvertie, par la transmission généalogique de la culture et du désir. Il importe de ne pas confondre sexuation, comportement génésique, plaisir d'organe, et sexualité. Pour la psychanalyse, la sexualité est inséparable de sa mise en scène et de son excitation fantasmatique inconsciente. Pour le sens commun déjà, la vie sexuelle évolue dans l'univers du signe plutôt que du signal, de la déclaration d'amour plutôt que des phéromones, de l'appropriation subjective plutôt que du conditionnement. On peut, en effet, conditionner n'importe quel organisme capable de discriminer le rouge à s'arrêter à un feu. Autre chose est de jubiler en transgressant l'interdit.
Dans cette perspective, dès le début de la vie, tout message adressé à un enfant est "compromis" (selon la formulation du psychanalyste Jean Laplanche) - c'est-à-dire rendu potentiellement séducteur et partiellement intraduisible - par ce qui le leste du désir inconscient de son destinateur. Il faut entendre ici par message tout ce qui, étant perceptible, fait signe sans être pour autant totalement déchiffrable ni par son émetteur, ni par son récepteur. Quelle est donc l'ultime signification de la risette et du guili-guili ?

L'autre sexe

Figure cardinale de l'altérité, l'autre sexe est la clef de voûte de l'identité. Tout enfant nouveau-né se voit premièrement identifié par ce sexe anatomique, ce qui l'ouvre à la conscience de son genre et l'entraîne dans les scénarios fantasmatiques de ceux qui s'occupent de lui. Objet de soins intimes et répétitifs, totalement impotent mais non moins réactif, son corps devient caisse de résonance pour l'inconscient de l'autre. Cet autre qui, en le caressant, ne peut que se caresser lui-même (en vertu de la réflexivité du toucher). L'autoérotisme n'est pourtant pas le tout de l'érotisme.
La notion d'étayage, introduite par Freud, avance que chez l'homme toute zone corporelle, toute fonction physiologique, est susceptible de s'érotiser. L'exemple princeps porte sur l'allaitement et la succion, mais le processus décrit semble procéder plus du conditionnement opérant que de l'exposition au désir de l'autre. Au fil d'une réflexion serrée (déroulée notamment dans "Le Fourvoiement Biologisant chez Freud", 1993), Laplanche en arrive à conclure que la vérité de l'étayage c'est la séduction. C'est par elle, au fil des soins quotidiens et dans la dissymétrie originelle de l'ouverture à l'autre, que la sexualité se voit activement "implantée" ou violemment "intromise" par l'adulte en l'enfant. Ce dernier a pour charge de donner sens à ce qui lui arrive. Ce qui échappe sert de fonds de commerce aux effervescences de l'inconscient (sexuel, refoulé) ou constitue, en cas de traumatisme, une enclave anxiogène insymbolisable.

Conduite à risque

Toute violence rencontrée ultérieurement vient recouper peu ou prou ce registre. Il n'est d'attaque physique, de destruction de statut, qui ne rejoue la scène originaire du débordement par l'autre. Mais il y a plus. Il n'est pas fortuit que le mot "sexe" renvoie à une coupure garante de l'identité. En latin, sexus ou sexum est issu du participe secatum qui veut dire "coupé". Or, de ce même secatum dérive signum, le "signe". Autrement dit, dans la généalogie de nos outils de pensée, signe et sexe sont des cousins étymologiques, et l'incision qui fait signe est d'abord la différence des sexes.
Dans cette perspective, la sexualité est toujours une conduite à risque. L'identité sexuée, où chacune et chacun manquent de ce qui fait l'autre, se fait au prix d'une blessure qui ne cesse de nous exposer à lui. Mais si toute sexualité se voit marquée par une originaire violence, et que celle-ci constitue le cœur de la réalité psychique, il devient logique qu'en chaque individu se niche un fantasme d'abus sexuel.
Dès lors, dans le décours d'une thérapie, il serait désastreux de confondre vérité du récit et exactitude de l'histoire. Tout comme il serait inepte d'assimiler violence et brutalité : les séductions pédophiles sont rarement brutales, elles restent néanmoins violentes. Les psychothérapeutes, enfin, ne sont pas des enquêteurs, encore moins des magistrats. Ceci vaut également pour les experts. En cas de doute, il ne leur appartient pas de dire la vérité judiciaire.

Francis Martens
Président de l'Association des psychologues praticiens d'orientation psychanalytique (APPPsy)

Remodelé par la culture, infiltré par le langage, le corps humain est plus qu'un objet de la nature. Le comportement sexuel échappe largement aux contraintes instinctuelles. Loin d'être une "réserve naturelle" en l'homme, la sexualité est bridée par la coutume autant qu'elle est transmise à chaque enfant via l'inconscient des parents. En position forcément dominante, leur désir ne peut être que tant soit peu "abusif".



 
  ESPRIT LIBRE > MAI 2003 [ n°13 ]
Université libre de Bruxelles