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esprit libre

[coup de projecteur]
 
 
 
Prostitution : la réalité des réseaux albanais

Esprit Libre : La mafia albanaise est l'une des plus violentes qui soient. On a l'impression que l'Albanie est devenue une plaque tournante de la magouille, du bakchich et de la brutalité...
Hermine Bokhorst : Ayant passé dix jours en Albanie pour cette enquête, j'ai eu l'impression qu'il n'y avait plus qu'un seul Dieu : le dollar. Et une seule religion : le business. Là-bas, tout le monde prie la " Western union " (ndlr : une agence américaine de transferts de fonds qu'on retrouve un peu partout en Albanie) pour avoir de l'argent en provenance de l'étranger. Les Albanais ont longtemps dû subir le joug d'un dictateur, Enver Hoxha, qui appliquait un communisme à la chinoise. À l'intérieur du pays, on ne pouvait pas circuler librement. Les gens ont pris l'habitude de se méfier de tout et de tout le monde. Quand le communisme s'est effondré, en 1991, tout a basculé. Il n'y a plus de valeurs. Les personnes de bonne volonté sont vraiment désespérées. Rien ne fonctionne, en fait. Personne n'ose investir. La situation est vraiment très compliquée.

Esprit Libre : En Albanie, la prostitution est interdite et passible de 3 ans de prison. La prostitution reste un tabou. C'est pour cela que les mafias albanaises viennent chez nous ?
Hermine Bokhorst : Une passe en Albanie coûte 20 euros, c'est quasi le salaire mensuel moyen d'un fermier... Les filles doivent donc aller là où est l'argent, c'est-à-dire à l'étranger. Et comme il n'y a aucun avenir chez elles, elles viennent chez nous...

Esprit Libre : La Belgique et l'Italie ont adopté une loi qui protège les victimes de tels trafics. Est-ce que la Belgique est précurseur dans ce domaine ?
Hermine Bokhorst : La Belgique a souvent été citée comme exemple. Pour arrêter un proxénète et démanteler un réseau, il faut des preuves. Donc, il s'agit soit de prendre le mac sur le fait, au moment où il vient chercher la recette, soit on contrôle les flux financiers, ce qui est moins évident parce que parfois l'argent circule via des intermédiaires. Ou bien encore, on peut se baser sur des témoignages. En Belgique, la fille doit porter plainte contre son souteneur, quitter le milieu qui l'exploite et obtenir un permis de séjour quand le proxénète est condamné. Cela fonctionne assez bien. Il y a peu d'abus. Le problème, c'est le manque de place dans les structures d'accueil chez nous. Résultats : les filles se retrouvent parfois au Samu social, ce qui signifie sans aucune protection, et dans un milieu dans lequel elle ne devraient pas se trouver.

Esprit Libre : Vous avez rencontré de nombreuses filles albanaises victimes de la prostitution. Qu'est-ce qui vous a le plus frappé chez elles ?
Hermine Bokhorst : Ces filles sont complètement cassées, elles n'ont plus confiance en rien ni en personne. Souvent, elles sont tombées amoureuses d'un trafiquant. La plupart du temps, c'est leur premier amour d'ailleurs. Elles sont donc abusées atrocement, surtout quand le type leur fait la cour pendant des mois et qu'une fois passée la frontière, il change du tout au tout, et se transforme en tortionnaire.

Esprit Libre : On a du mal à croire tout ce que vous décrivez...
Hermine Bokhorst : C'est le pire que je connaisse en matière de violence sur les femmes et au niveau du statut de la femme. Quand, là-bas, une fille est battue, c'est considéré comme une affaire privée. Lorsqu'elle porte plainte à la police, ce n'est pas pris en considération. Elles ont peu de marge de manoeuvre. Quand j'étais là-bas, ces femmes ne pouvaient pas comprendre, par exemple, que je ne sois pas mariée et que je n'aie pas d'enfants : je devais être lesbienne ou avoir un défaut de fabrication !

Esprit Libre : Vous avez approché des femmes, en Albanie, qui luttent contre le trafic d'êtres humains. Quelles sont leurs conditions de travail ?
Hermine Bokhorst : Leurs conditions de travail sont atroces. Toutes ces personnes sont menacées de mort... Une de ces femmes a dû se cacher pendant un an et mettre sa famille à l'abri à l'étranger. Lorsque elles viennent à l'aéroport chercher les filles rapatriées, elles sont parfois suivies et menacées. Parfois les familles aussi refusent d'aller chercher les filles, par peur. Il y a une paranoïa totale.

Esprit Libre : Vous terminez votre ouvrage avec le point de vue d'une psychothérapeute qui est assez original...
Hermine Bokhorst : Oui. Selon elle, les macs ont très mal vécu la dépendance totale à leur mère dans leur petite enfance et ils prennent donc leur revanche sur les femmes... Ils se vengeraient de leur maman !

Alain  Dauchot


Hermine Bokhorst a enquêté sur les réseaux de prostitution albanais en Belgique. Elle a publié " Femmes dans les griffes des aigles ", une véritable descente aux enfers. D'autant plus terrifiante que la réalité décrite se passe chez nous, en plein cœur de Bruxelles et d'autres villes belges. Nous l'avons rencontrée.



Quelques données pour cerner le contexte albanais et la réalité des filières de prostitution :
- 1/5 de la population d'Albanie aurait quitté le pays.
- 75 % vit en-dessous du seuil des 65 euros par mois.
- 40 % de la population active est sans emploi.
- Lors des pillages de 1997, les armes appartenant à l'armée ont été éparpillées dans toute la population.
- Le Kanun, texte de loi du Moyen Âge (15e siècle), qui établit notamment les " règles " de la vengeance, est toujours d'application dans les villages.
- Il y aurait 30.000 prostituées albanaises à l'étranger, chiffre avancé par des ONG, dont 16 % en Belgique.
- 44 % des filles renvoyées en Albanie retombent dans le trafic.
- La population de jeunes filles des campagnes isolées finissant dans la prostitution a augmenté ces dernières années. Les filles sont de plus en plus jeunes (14 à 17 ans).
- Les juges sont plus enclins à condamner les prostituées que les trafiquants.
- La mafia albanaise génère un chiffre d'affaires de plusieurs milliards de dollars par an.
- Chaque année, de 120.000 à 200.000 femmes sont victimes de la traite pour prostitution vers l'Europe.
- La prostitution est le 3e trafic mondial après celui des stupéfiants et celui des armes.

 
  ESPRIT LIBRE > MAI 2003 [ n°13 ]
Université libre de Bruxelles