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esprit libre

[coup de projecteur]
 
 
 
Vaincre ses traumatisme

Esprit Libre : Parmi les facteurs qui aident à la résilience, vous distinguez la créativité. Vous avez dit que si la souffrance contraignait à la créativité, cela ne signifiait pas qu'il faille être contraint à la souffrance pour devenir créatif. Pouvez-vous expliquer pourquoi la souffrance contraint à la créativité ?
Boris Cyrulnik : Prenons le cas de Nikki de Saint Phale. Voilà une femme dont la souffrance est immense. Elle a subi des choses tellement horribles qu'aucune oreille n'est prête à l'entendre ou à l'écouter. Elle s'abîme les lèvres, elle est secouée de tics. Puis un jour, elle décide de devenir peintre et sculpteur et prend le crypto-nom de Nikki de Saint Phale, exprimant le viol par le père. Tout le monde connaît ses sculptures de femmes dont les seins et le sexe sont des cibles. En mettant en dessin et en œuvre ce qu'elle n'a pu exprimer par la parole, elle exprime l'inexprimable et retrouve sa place dans le monde des humains. Vous savez, 50 % des artistes et 5 % des hommes et femmes politiques sont des personnes qui ont vécu des traumatismes.

Esprit Libre : Vous citez aussi les animaux comme facteur de résilience ?
Boris Cyrulnik : Freud parlait de notre ambivalence... Avec les animaux, la relation est souvent plus facile. Un enfant qui a subi un traumatisme et qui voudra l'exprimer pourra toujours trouver auprès d'un animal de compagnie une oreille, disponible en permanence, et qui ne juge pas. En outre, en s'occupant d'un animal, l'enfant restaure l'estime de soi car il est fier de donner.

Esprit Libre : Pour les enfants, vous parlez du rôle de l'école comme tuteur de résilience...
Boris Cyrulnik : L'école est un ascenseur social pour les enfants immigrés. C'est aussi un lieu de dignité, d'espoir et d'affection. Je travaille en Colombie où l'on voit les gosses des rues, sales, volant aux feux, mendiant. Ce sont ces mêmes enfants qui, le soir venu, prennent une douche d'eau chaude, souvent dehors, et se rendent à l'école, souvent improvisée dans des cafés. En Afrique aussi les enfants soldats expliquent que lorsque la guerre sera finie, ce qu'ils souhaitent le plus, c'est de pouvoir aller à l'école.

Esprit Libre : Existe-t-il un profil de personnalité résiliente ?
Boris Cyrulnik : Il existe un processus plutôt, car il n'existe pas de personnalité résiliente. On se tricote tout le temps. On peut être résilient à une période de sa vie mais ne pas l'être à une autre.

Esprit Libre : Pourtant vous parliez dans votre cours de l'influence du psychisme de la femme enceinte sur le comportement du futur nouveau-né. Dès avant la naissance, vous dites qu'il existe une " nourriture affective " qui aura beaucoup d'influence à tous les stades ultérieurs du développement et déterminera les types d'attachement. Après la naissance, tous ces processus d'interactions vont s'accélérer selon l'organisation du milieu social autour de l'enfant. Dans le cas des femmes qui ont été violées en ex-Yougoslavie, vous expliquez en quoi elles ont de la haine en elles qui se répercute sur leur nouveau-né. Ces enfants-là sont tout de même mal partis...
Boris Cyrulnik : Ces enfants sont des " mal partis ", en effet, mais ils ne sont pas forcément des " mal arrivés ". Dans le développement des capacités de résilience, on fait la distinction entre les ressources internes et les ressources externes. Si l'enfant n'est pas parti avec une grande sécurité affective, cela ne veut pas dire pour autant qu'il y ait un déterminisme... Dans la clinique, j'ai vu des gosses " sécures " s'effondrer en 24 heures et des " insécures " évoluer positivement. Pas mal d'adolescents " sécures " s'effondrent à l'adolescence par exemple. Je pense qu'il faut donner aux enfants des occasions de victoire, pour renforcer leur confiance en eux, ne pas faire à leur place, ne pas trop les protéger car cela crée des personnes qui, à l'adolescence, sont souvent obligées de se mettre à l'épreuve par des conduites à risque, des passages à l'acte pour découvrir qui elles sont et ce qu'elles valent vraiment.

Isabelle Pollet


Le 15 mars dernier, Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et éthologue, donnait un cours comme professeur visiteur en Faculté des sciences psychologiques et de l'éducation. La thématique développée : la résilience bien sûr, ce concept clé que l'on retrouve dans ses recherches et ses ouvrages Un merveilleux malheur, Les vilains petits canards ou Le murmure des fantômes, paru dernièrement. La résilience, c'est cette capacité à pouvoir surmonter les traumatismes psychiques et les blessures émotionnelles les plus graves : maladie, deuil, inceste, viol, torture, attentat, déportation, guerre... Autant de violences physiques et morales auxquelles des millions d'enfants, de femmes et d'hommes sont exposés dans le monde aujourd'hui.



Boris Cyrulnik est l'un des pionniers de l'éthologie française. Il est aussi neurologue, psychiatre, psychanalyste et auteur de nombreux ouvrages à succès.
L'éthologie est l'étude scientifique du comportement des animaux dans leur milieu naturel. Boris Cyrulnik a combiné les enseignements et la méthodologie de l'éthologie, de la linguistique, de la psychiatrie, de la neurologie et de la biologie pour avoir l'approche la plus globale et la plus juste de la place de l'homme dans le vivant. Cette attitude interdisciplinaire empêche le dualisme et le réductionnisme qui ne correspondent pas à la clinique de l'Homme total.
Invité dans le cadre des " Questions approfondies de psychologie clinique " à l'ULB, Boris Cyrulnik y a donné un cours sur " La résilience : un développement cognitif ".

 
  ESPRIT LIBRE > MAI 2003 [ n°13 ]
Université libre de Bruxelles