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Somville, l'octogénaire engagé

Esprit Libre : Roger Somville, vous étiez directeur de l'Académie des Beaux-Arts de Watermael-Boitsfort en 1968. Comment avez-vous été embarqué dans les événements de l'ULB ?
Roger Somville : Le 13 mai 68, j'étais en train de peindre la série des " Fumeurs " quand le téléphone a sonné. Au bout du fil, Georges Meurant, un des mes anciens étudiants : " Somville, vous devez absolument nous faire un calicot car quelque chose d'important va se passer à l'ULB... ". Je l'envoie d'abord promener puis je me ravise et le rappelle pour dire que c'est d'accord. Je dis à ma mère : " Donne-moi des draps de lit "... Elle en avait plus qu'il ne fallait pour vivre... Et c'est comme ça que j'ai peint en une heure, à l'acrylique, un grand drap " Grosses têtes de l'université et divers gros oiseaux " que j'ai emmené au Janson en début d'après-midi.

Esprit Libre : Vous en avez peint plusieurs, n'est-ce pas ?
Roger Somville : J'en ai fait six. Ils existent encore tous aujourd'hui... Cela donnait vraiment un climat à ce grand hall de l'université occupé par les étudiants, ces grands draps que de futurs profs de gym allaient accrocher très haut. Le plus beau trône aujourd'hui dans la salle du Conseil d'administration de l'Université, très bien encadré à ma demande expresse. Je trouve cocasse de savoir que les étudiants du CA siègent au dos du mur où " L'assemblée libre est consciente de ses devoirs, de sa force et de ses responsabilités " est suspendu face aux autorités universitaires !

Esprit Libre : Comment les étudiants vivaient-ils vos calicots ?
Roger Somville : Tout le monde n'était pas unanime. On m'a rapporté que lors d'une assemblée, Luc de Heusch s'était insurgé : " Somville fait de l'impérialisme artistique ", ce qui avait provoqué une réaction de Sélim Sasson qui trouvait qu'au moins j'avais pris mes brosses et produit quelque chose. Aujourd'hui, je me rends compte que des gens comme Hervé Hasquin ou Philippe Moureaux, des acteurs de l'époque, ont été frappé par ce que j'ai fait là.

Esprit Libre : L'art pour vous c'est quoi ?
Roger Somville : Il faut de l'émotion pour qu'il y ait de l'art. La pissotière de Marcel Duchamp n'est pas de l'art, c'est un gag... Comme les moules de mon ami Marcel Broodthaers, d'ailleurs. Quand on fait passer un gag pour de l'art, on va droit dans le mur de l'imposture. Picasso, Chaplin, Bertolt Brecht... ça ce sont des artistes. J'ai entendu un jour un universitaire dire que l'art engagé politiquement était par essence toujours mauvais. Pour moi, c'est exactement le contraire. Regardez les temples grecs ou les cathédrales gothiques, ce sont les parfaits contre-exemples de ce que cet universitaire défendait : voilà des chefs-d'oeuvre incontestés motivés par l'idéologie et la religion !

Esprit Libre : Roger Somville, que faites-vous en ce printemps 2003 ?
Roger Somville : J'ai une exposition au Mundaneum. Vu le succès, elle sera prolongée jusqu'au 1er juin malgré le sectarisme de certains journaux. J'ai toujours lié la peinture à la société, raison pour laquelle je suis resté un artiste contesté. Je suis pour la lutte finale. Quand on va à contre-courant, cela se paie. J'ai choisi la ligne où il faut être puni... Il faut s'attendre à cela. J'ai eu très peu de commandes publiques, vous savez, à part le métro Hankar et la fresque de Louvain-la-Neuve.

Esprit Libre : Comment voyez-vous le monde aujourd'hui ?
Roger Somville : Je suis pour le principe " Espérance ". Si je n'avais pas d'espoir, je ne serais pas marxiste et je puis vous assurer que je le suis plus aujourd'hui qu'hier. J'ai un regard sévère sur le monde car je trouve que le genre masculin a fait beaucoup de dégâts. Tant que le monde sera dominé par le système capitaliste, il ira mal... Mais l'on sent que les gens en ont assez et repartent à l'assaut pour changer le monde. Je place aussi beaucoup d'espoir dans les femmes. Si elles se soulevaient en masse, elles pourraient provoquer un fantastique séisme pour arrêter cette éternelle répétition de violence. Au fond, je reste optimiste.

Isabelle Pollet


Pour les 35 ans de mai 68, nous avons voulu rencontrer une de ses figures emblématiques. Celui dont l'oeuvre peinte sur des draps de lit a été l'âme et le symbole fulgurant des manifestations étudiantes à l'ULB : Roger Somville, qui, à presque 80 ans, se déclare plus engagé que jamais ! L'artiste en salopette bleue et chemise à carreaux (le tout assorti au bleu de ses yeux), nous a reçu dans sa maison de la Hulpe qui, derrière une discrète façade, se révèle gigantesque.



Exposition Roger Somville " Amour et libertés "
Jusqu'au 1er juin 2003
Mons, Mundaneum
Rue de Nimy 76
7000 Mons
Tél : 065 31 53 43
Du mardi au dimanche de 12 h à 18 h
Nocturne le vendredi jusqu'à 20 h
Entrée gratuite

 
  ESPRIT LIBRE > MAI 2003 [ n°13 ]
Université libre de Bruxelles