La justice pénale internationale : imparfaite mais nécessaire
Esprit libre : L'arrêt du procès de Milosevic est perçu par le grand public comme un échec de la justice et de la justice internationale
en particulier. Partagez-vous ce sentiment ?
Eric David : Je ne pense pas que ce soit un échec. Milosevic devait comparaître pour les crimes qui lui étaient reprochés, ce qui a été
fait. Ensuite, les " hasards " de la vie ont fait qu'il disparaisse, ce qui est un autre problème. Le procès n'aura pas lieu
puisque la mort de l'inculpé éteint les poursuites, ce qui est regrettable sur le plan de l'Histoire et surtout sur le plan
de la jurisprudence. La difficulté aurait été de déterminer dans quelle mesure les faits commis sur le terrain par des subordonnés
pouvaient être reprochés au chef de l'État.
Olivier Corten : Je n'isolerais pas Milosevic des autres chefs d'État de républiques ex-yougoslaves maintenant décédés qui n'ont pas été traduits
devant un tribunal. Si l'on doit parler d'échec, ce serait pour l'ensemble de ces chefs d'État. Il aurait été plus équilibré
de poursuivre tous les responsables et de ne pas laisser la possibilité d'une instrumentalisation politique : il s'est ainsi
dit que poursuivre Milosevic en tant que chef de l'État n'était pas neutre sur le plan de la lecture de l'Histoire de l'ex-Yougoslavie.
Sa mort n'est pas un échec en tant que tel : dans le contexte de l'activité du tribunal, c'est le dernier avatar d'un problème
plus général, celui de la façon dont les poursuites ont été conçues.
Esprit libre : Les victimes et leurs familles, les accusés qui dénoncent la nature " illégitime et partiale " du tribunal et tous ceux qui
attendent que la justice se fasse dans des délais raisonnables se sentent lésés...
Pierre Klein : Certaines de ces insatisfactions ne sont que moyennement justifiées. Je n'ai pas l'impression qu'il y ait eu des problèmes
manifestes en ce qui concerne les droits de la défense. En termes de durée des procédures, effectivement, on se trouve dans
un long processus mais cela ne veut pas dire qu'il soit dysfonctionnel pour autant. Les procédures sont complexes et la durée
en conditionne la régularité. Les éléments de preuve sont difficiles à rassembler et si l'on veut être convaincant en accusation,
le temps de préparation des actes d'accusation et des procès eux-mêmes est une nécessité essentielle. De ce point de vue,
les résultats restent relativement raisonnables.
Olivier Corten : Milosevic n'aurait pas dû être le seul à se retrouver là. Des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité ont aussi été
commis par les forces croates et bosniaques qui ont donc, elles aussi, une responsabilité dans les atrocités qui ont été commises
en ex-Yougoslavie. Sur ce point, on peut s'interroger sur l'objectivité du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
(TPIY).
Esprit libre : Et si Milosevic avait été jugé en Serbie ? Était-ce envisageable ?
Pierre Klein : C'était envisageable puisque chaque État est habilité à poursuivre les crimes de ce type et a même le devoir de le faire.
Le problème du jugement dans le pays dont l'auteur des faits est originaire peut être celui de l'impartialité. On le voit
assez bien en ce moment en Irak avec le procès de Saddam Hussein.
Eric David : Techniquement, il faut savoir que les TPI ont priorité sur les juridictions nationales mais tout le système de la Cour pénale
internationale (CPI) est fondé sur la priorité des juridictions nationales. La justice internationale ne prend le relais et
n'intervient que lorsque la justice ne se fait pas sur le plan national.
Olivier Corten : Si l'on compare avec l'Irak, il n'y a pas eu de changement brutal de régime en ex-Yougoslavie. D'un certain point de vue,
le procès avait plus de chances de se dérouler dans des conditions normales. Cela aurait néanmoins nécessité une volonté de
la population serbe et yougoslave de retracer sa propre Histoire et de remettre en cause les décisions du régime. Je ne sais
pas si la société serbe était prête pour cela. Le fait que ce soit passé à La Haye a peut-être encore moins ressoudé la population
autour d'une espèce de repentance ou, en tout cas, de conscience des crimes qui ont été commis. Le TPIY était perçu comme
illégitime par les partisans de Milosevic et toutes les critiques qui ont été portées sur l'aspect technique du tribunal n'étaient
que la manifestation de cette perception. Cela aurait été intéressant de voir comment le procès aurait pu se dérouler à Belgrade.
Esprit libre : Dans quelle mesure la justice pénale internationale a-t-elle évolué depuis la seconde guerre mondiale ?
Eric David : Il faut rappeler qu'en 1993, au moment où on a créé le TPIY, il n'y avait quasiment rien eu depuis la seconde guerre mondiale
en termes d'exercice de la compétence répressive à l'encontre de ministres ou de chefs d'État impliqués dans des atrocités.
Or depuis 1945, un nombre considérable d'atrocités a été commis un peu partout dans le monde. Songez à Madagascar, à l'Algérie,
au Vietnam ou à l'ex-URSS. Lorsqu'on a créé les TPI, c'était une manière de dire : " Il faut qu'il y ait des poursuites ",
même si la Yougoslavie n'était pas au " hit parade " des horreurs commises depuis un demi-siècle. À l'époque, j'ai considéré
que c'était une sorte d'échec pour la compétence universelle et pour l'obligation de poursuivre, car ni les États nationaux
ni les États étrangers ne le faisaient. Avec la création du TPIY, et l'année suivante, de son équivalent pour le Rwanda (TPIR),
la conception de la justice pénale internationale a évolué : on s'est enfin préoccupé du Cambodge, de la Sierra Leone et du
Timor oriental.
Esprit libre : Les tribunaux, a fortiori les tribunaux pénaux internationaux, peuvent-ils être le lieu de la vérité historique ?
Eric David : Cela ne fait aucun doute, les juges disposent d'un " matériau " historique exceptionnel : témoignages, documents originaux
de première main, etc. Ces tribunaux font l'Histoire puisqu'ils s'opposent, dans une certaine mesure, à toute forme de révisionnisme.
Mais leur action est limitée à un procès qui implique un nombre limité d'individus. Il s'agit donc d'une Histoire pénale particulière
qui s'inscrit dans une Histoire plus globale. Cette mise en perspective relève du travail des historiens.
Pierre Klein : Il faut cependant faire la distinction entre la vérité historique et la vérité judiciaire, c'est-à-dire celle qui est établie
dans le cadre du procès et aux fins du procès. C'est donc une vérité qui, en soi, reste relative : elle peut être contredite
radicalement par la suite si l'on se rend compte que certains témoignages étaient erronés, voire mal intentionnés et que la
version des faits que l'on a retenue n'est pas confirmée par d'autres sources fiables.
Esprit libre : Dans quelle mesure les TPI et la justice internationale peuvent-ils échapper aux jeux, aux calculs et aux pressions politiques
des pays influents ?
Olivier Corten : Je préfère l'idée d'une juridiction internationale si l'on prétend justement juger de crimes internationaux. Avec de tels
crimes, toute l'humanité est concernée. Sur le plan des principes, je trouve donc plus logique qu'une juridiction internationale
soit amenée à se prononcer. Dans le cas des TPI, le problème est que l'on procède au cas par cas. Pour le Rwanda et l'ex-Yougoslavie,
la création des TPI est en quelque sorte une manoeuvre politique : c'était une manière de rattraper ce qui aurait dû être
fait politiquement au bon moment mais qui ne l'a pas été. Personnellement, je trouve la Cour pénale internationale plus légitime
: elle est plus universelle car elle a pour vocation de juger tout le monde et partout alors que les TPI sont beaucoup plus
spécifiques. Mais même à la Cour pénale internationale, les pressions politiques sont énormes.
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Esprit libre : Au Rwanda, la justice locale, notamment, a oeuvré pour la vérité et contre l'impunité, dans le but de réconcilier les différentes
ethnies rwandaises, ce qui évoque une sorte de thérapie à l'échelle du pays. Quel est le regard du juriste sur ce type de
démarche ?
Pierre Klein : Le processus de la Gacaca [ndlr : ensemble de conseils et de tribunaux chargés de la résolution des conflits et de la justice
administrative] est complexe car il est à la fois juridique et social. Il s'agit d'une transposition puisque la Gacaca existait
déjà au sein de la société rwandaise pour d'autres faits. D'un point de vue formaliste, on peut dire que cela ne correspond
pas du tout à un procès : on ne retrouve pas les droits de la défense, il n'y a pas d'accusation claire, ce qui est contraire
à la protection des droits fondamentaux. Mais en envisageant ce processus de façon plus souple, on constate que la Gacaca
permet de faire face au génocide. À côté de cela, les tribunaux ordinaires continuent de fonctionner pour les faits les plus
graves. Il est encore un peu tôt pour se prononcer car ce processus est encore en cours.
Eric David : On peut critiquer la justice Gacaca mais le Rwanda se retrouve face à une situation exceptionnelle : plus de 100.000 personnes
contre lesquelles il semble y avoir des charges sérieuses de participation au génocide rwandais sont concernées. À situation
exceptionnelle, remède exceptionnel : le régime en place a voulu éviter que ces personnes ne soient massacrées par vengeance
et qu'elles ne croupissent en prison sans être jugées. Cette justice qui s'opère dans les villages joue un rôle très important
dans la réconciliation. Sur le plan de la technique du procès pénal, on peut lui trouver des défauts mais cette proximité
entre la justice et la population directement confrontée au génocide est extraordinaire et peut participer, non seulement
au devoir de mémoire, mais aussi et surtout au devoir de réconciliation.
Esprit libre : Est-ce que d'autres grands crimes seront amenés à être jugés dans les années à venir ?
Pierre Klein : On peut douter que ce soit un jour le cas pour d'autres crimes qui appartiennent déjà à l'Histoire. On peut espérer voir un
certain nombre de crimes particulièrement graves soumis à la CPI. Cela ne vaudra toutefois, sous certaines conditions, que
pour les crimes commis à partir de 2002, date d'entrée en vigueur du statut de la Cour. Il y a donc peu de chance que l'on
voit se rouvrir des dossiers du passé.
Amélie Dogot
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Avec le décès de Milosevic et l'arrêt de son procès, la justice internationale a fait l'objet de nombreuses critiques. Instrument
indispensable de lutte contre l'impunité des auteurs de violations du droit international humanitaire, elle poursuit un noble
objectif. Professeurs à l'ULB et éminents spécialistes du droit international, Eric David, Olivier Corten et Pierre Klein
nous éclairent sur les mécanismes d'une justice dont le fonctionnement est imparfait, mais dont le rôle est fondamental pour
l'humanité.
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