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Justice reconstructive et justice pénale : trouver le juste équilibre

Nous suggérons ici que cette justice n'a de sens que si elle parvient à conserver sa spécificité par rapport à une justice non judiciaire et non pénale, celle de l'opinion publique et de l'Histoire.

Némésis : opinion publique et Histoire

La justice n'implique pas nécessairement le recours à des procédures judiciaires. Les philosophes ont souvent invoqué des instances de justice non judiciaire pour juger les violations du droit international : l'opinion publique et l'Histoire. Heffter, juriste hégélien, s'est fait l'écho de cette conception : la loi des nations est privée d'un pouvoir judiciaire " mais c'est l'opinion publique qui lui sert d'organe et de régulateur ; c'est l'histoire qui, par ses jugements, confirme le juste en dernière instance et en poursuit les infractions comme Némésis " . À côté du juge judiciaire, le citoyen - porte-parole de l'opinion publique - et l'historien sont deux personnages centraux de la justice internationale qui désignent les coupables, comme Némésis, déesse de la vengeance.

Ces deux figures imprègnent toujours les réflexions sur le sens de la justice. Après le décès de Milosevic, d'aucuns se demandent ce qu'il restera du procès en l'absence d'un verdict. À cette interrogation, certains répondent que le procès contribuera à la justice de l'Histoire : le prévenu décède, le juge passe la main à l'historien. D'autres estiment que l'essentiel a été acquis : le débat a eu lieu, l'opinion publique pourra en tirer les conséquences. Ces deux réponses peuvent mener à l'idée que la justice pénale internationale aurait d'abord pour fonction de contribuer au débat démocratique - en provoquant ce que Mark Osiel appelle le dissensus civil(1) - et de mettre en récit les crimes afin de reconstruire le lien social. Pour désigner ce type de justice, on parle de " justice reconstructive ".

Punir, dissuader, réparer

Le juge doit trouver sa place à côté du citoyen et de l'historien. L'accent mis sur la justice reconstructive est susceptible de mener à une confusion des genres dommageable. Le TPIR a contribué à cette confusion en conjuguant une procédure accusatoire et la poursuite des prévenus pour de nombreux chefs d'accusations (66 dans le cas de Milosevic). Cela témoigne d'une volonté de susciter le débat et de faire la lumière sur le plus de crimes possibles pour honorer un impératif de mémoire. En ce sens, le TPIR a beaucoup donné à la justice reconstructive. Or, il ne faudrait pas que, pour servir cette justice, le juge judiciaire en oublie ses spécificités ou envahisse des espaces qui ne sont pas les siens. Le juge pénal doit punir, dissuader et réparer les préjudices. Ces objectifs traditionnels de la justice pénale signifient que, contrairement aux historiens et aux citoyens, le juge doit trancher sur des cas singuliers en faveur des victimes. Cette obligation impose une certaine diligence. Plus les Cours et Tribunaux chercheront à participer - ou à se substituer - au travail du citoyen et de l'historien, plus la durée des procédures égalera celle de la construction de la mémoire. Je ne crois pas que ce soit dans l'intérêt des victimes.

Après les Tribunaux ad hoc

Aujourd'hui, la justice pénale internationale doit définir ses objectifs. Elle contribue indéniablement à une justice reconstructive. Elle est cependant tenue de rendre aux victimes une justice plus diligente et plus réparatrice que celle d'hier. La récente CPI prend ce chemin en conférant un véritable statut aux victimes et en prévoyant des réparations qui seront aussi financières. Le président de la Cour s'est en outre prononcé en faveur de procédures les plus courtes possibles afin de ne pas réitérer les écueils du passé (2). Pratiquement, cette volonté se traduit par une sélection scrupuleuse des chefs d'accusation : au lieu d'examiner l'ensemble des crimes, la Cour ne se prononcera que sur les crimes les plus représentatifs.

L'expérimentation entre donc dans une nouvelle phase, espérons que l'équilibre pourra être trouvé entre la justice reconstructive, qui doit échapper en partie au droit, et la justice pénale qui lui appartient.

Gregory Lewkowicz
Chercheur au Centre Perelman de philosophie du droit

Le procès avorté de Milosevic a fait couler beaucoup d'encre sur les succès et les échecs de la justice pénale internationale. Les commentateurs ont ouvert le débat sur le sens de cette justice. Ce débat est nécessaire, même s'il faut se garder d'être trop sévère avec les pratiques du TPIY et du TPIR ; la justice pénale internationale est encore expérimentale.



(1) M. OSIEL, Juger les crimes de masse. La mémoire collective et le droit, trad. J.-L. FIDEL, Paris, Seuil, 2006. (2) "Entrevue avec Philippe Kirsch, la CPI veut éviter les écueils du TPI", Le devoir, 29 mars 2006.

 
  ESPRIT LIBRE > MAI 2006 [ n°40 ]
Université libre de Bruxelles