Philippe André
Dans le creuset chinois
Venir ici n'a pas été compliqué. Les Chinois sont très directs et terre-à-terre. J'ai postulé à peu près dans le même style,
et me voici. L'Institut me gâte comme un coq en pâte. Le recteur me laisse carrément son bureau. La chaleur de l'accueil compense
largement le froid de canard laqué de l'hiver qui s'annonce bientôt. Dans la ville, des millions de gens débordent de partout,
envahissent tout. La Chine est une véritable ruche.
Les étrangers sont beaucoup moins nombreux à Tianjin qu'à Pékin ou Shanghai. Les Américains enseignent leur langue, tandis
que quelques Européens viennent étudier le chinois. Je croise aussi des expatriés employés par les firmes de la zone de développement
sur la Côte. Les marques européennes sont très présentes : les Chinois vont au Carrefour (Jialefu) acheter des produits Philips
(Feilipu, comme mon prénom en chinois, ce qui leur plaît beaucoup). S'ils ont une voiture, il y a fort à parier que ce soit
une Volkswagen (Dazhongqiche). Bien entendu, tout cela est made in China.
Le pays est en pleine modernisation, mais on ne peut pas dire que mes étudiants aient la vie facile. À six par chambre, sans
le sou pour la plupart, avec des cours et labos jusqu'à des huit heures et demie du soir et des salves d'examens à bout portant,
les plus chanceux décrocheront un salaire de trois cent euros au terme de leurs six années d'études. Je les entends rêver
de s'acheter un portable et, qui sait, peut-être même une voiture. L'étudiante Ding entre dans mon bureau et commence à me
parler dans un excellent anglais. A-t-elle souvent l'occasion de communiquer avec des étrangers ? " C'est la première fois
" me répond-elle. Ils sont incroyables. Ils ont les yeux grands ouverts sur le monde et connaissent l'Europe comme s'ils en
revenaient. Notre petite Belgique ne leur est pas inconnue, et l'ULB a bonne cote à leurs yeux. Les Chinois nous connaissent
bien plus que nous les connaissons.
L'enseignement chinois est de haut niveau, même s'il laisse encore peu de place à l'imagination. Mes collègues qui ont étudié
aux États-Unis en sont revenus avec des velléités de réforme. Le gouvernement a mis le paquet avec un bâtiment flambant neuf
et un confortable budget pour la recherche. Les labos sont relativement bien équipés. Un vaste projet de modernisation de
la médecine traditionnelle chinoise y côtoie des recherches en immunologie, nanotechnologie et synthèse organique. Les autorités
centrales à Pékin ont décrété le développement de l'industrie pharmaceutique de Tianjin. Les étudiants ont tout de même un
peu de mal à trouver un bon emploi une fois leur diplôme en main. La limitation drastique des naissances cause la fermeture
d'écoles primaires, mais leur génération est encore pléthorique. Il faut aussi dire qu'ils se marchent sur les pieds pour
le même rêve prestigieux : un poste dans une boîte internationale à Pékin ou à Shanghai. Je leur ai communiqué un article
détaillant les carrières pharmaceutiques aux États-Unis. Ils n'imaginaient pas tant de possibilités.
La Chine est un pays où un bol de riz coûte l'équivalent de trois centimes d'euro, mais une dégustation de thés, un mois de
salaire. Les cinq yuans par heure (0,5 euro) payés aux étudiants chez McDonald's ont récemment fait scandale à travers tout
le pays, quand on sait qu'un menu Big Mac coûte une quinzaine de yuans. On n'est sans doute pas mieux payé dans un restaurant
chinois, mais la déception vient largement du fait que tant de regards sont tournés vers l'Occident dans l'espoir d'une société
plus soucieuse de la personne humaine. Plus libre et plus ouverte également. L'éthique chinoise est faite d'humanité dénuée
de tout principe dogmatique. On prend simplement soin d'un voisin âgé, on aide financièrement des écoliers de la campagne
ou on traite décemment ses employés. L'enfer ou le paradis, c'est ici et aujourd'hui.
En dépit de différences sociales abyssales, les Chinois sont généralement optimistes et même étonnamment joviaux. Qu'ils préfèrent
les mélodies taïwanaises ou les morceaux plus traditionnels, ils poussent tous la chansonnette, souvent en chorales spontanées.
Il n'y a pas de bonne soirée sans karaoké, et j'en entends même entonner de l'opéra au milieu des foules à vélo. Le caractère
pacifique, bon enfant, très humain finalement, des Chinois est ce qui contribue le plus au plaisir de vivre parmi eux.
Philippe André
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Septembre 2006. Je viens d'arriver à l'Université de Tianjin, grande ville du Nord de la Chine, aussi peuplée que toute la
Belgique. Je suis en charge de l'enseignement de la pharmacologie. Sorti de l'Institut de pharmacie à l'ULB en 1991, j'ai
commencé à articuler la langue de Confucius il y a quelques années. Le grand plaisir de cette langue est de pouvoir communiquer
avec ce milliard trois cent millions de gens qui nous sont à la fois étrangers par leurs racines culturelles différentes,
et si proches de nous dans leurs préoccupations quotidiennes.
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