Mondialisation : le droit d'ingérence en progrès ?
On a souvent fondé les progrès du " droit d'ingérence humanitaire " sur plusieurs interventions militaires récentes qui ont été officiellement dictées par des objectifs humanitaires. Que ce soit en Somalie, en Bosnie-Herzégovine ou au Rwanda (lors de l'opération " turquoise " menée par la France), les États intervenants ont pourtant pu se prévaloir d'une résolution par laquelle le Conseil les autorisait à user de " tous les moyens nécessaires " pour remplir leurs objectifs humanitaires. Il n'y a dès lors pas lieu d'évoquer une modification du droit international existant. La Charte de l'ONU admet en effet que le Conseil de sécurité adopte des mesures coercitives (y compris militaires) en cas de simple " menace contre la paix et la sécurité internationales ", ce qui peut parfaitement être le cas lorsque se développe une crise humanitaire particulièrement grave. Dans le cas du Kosovo, en revanche, le Conseil de sécurité s'était soigneusement abstenu d'autoriser une quelconque intervention militaire. C'est donc en tout illégalité que les opérations militaires ont été menées.
On ne peut pour autant en déduire que le droit international ait été modifié, comme on l'a parfois affirmé. Il faut en effet relever que les États européens n'ont, dans leur ensemble, pas prétendu agir sur la base d'un nouveau " droit d'ingérence ". Au contraire, plusieurs hauts dirigeants politiques ont tenu à affirmer, lors d'un débat consacré à cette question devant l'Assemblée générale de l'ONU, que le Kosovo ne devait pas être considéré comme un précédent ouvrant la voie à un retour au régime juridique permissif qui caractérisait le XIXe siècle. Quant à l'énorme majorité des États de la planète, elle s'est très explicitement prononcée contre ce " soi-disant droit d'intervention ", pour reprendre l'expression utilisée par les 132 États membres du Groupe des 77 dans une résolution adoptée à ce sujet.
Maintien des politiques d'ingérence : le droit instrumentalisé
Au-delà des discours légalistes qu'ils continuent de tenir, on peut penser que les États ont tout simplement intérêt à ce que le régime juridique interdisant le recours à la force ne soit pas remis en cause. Cet intérêt bien compris consiste à maintenir le principe de l'interdiction du recours à la force, et ce en vue de garantir un ordre international aussi stable que possible. Ceci n'empêche pas que, en certaines occasions, les grandes puissances estiment qu'une intervention militaire est nécessaire, même si elles n'ont pas reçu l'aval du Conseil de sécurité. Il faut rappeler à cet égard que l'ordre juridique et politique international reste largement décentralisé et ne connaît pas de gouvernement mondial susceptible de sanctionner les violations des règles juridiques existantes.
Cet état du droit a pour conséquence que, sur le terrain, on constate que les États les plus forts ou leurs alliés bénéficient d'une impunité de fait lorsqu'ils violent la Charte des Nations Unies (OTAN au Kosovo, États-Unis en Iraq, Israël en Palestine, etc.). Dans ces conditions, les discours proclamant la nécessité de maintenir le principe du non-recours à la force prennent une connotation bien particulière. Lorsqu'ils sont le fait d'États réellement ou potentiellement victimes d'ingérences militaires (essentiellement les pays du Sud), ces discours traduisent une véritable crainte d'en subir de nouvelles. Lorsqu'ils sont prononcés par des dirigeants d'autres États (en particulier occidentaux), les discours légalistes doivent surtout se comprendre comme un refus de revenir à un régime juridique débridé qui était celui du XIXe siècle (époque à laquelle le droit d'intervention était largement admis), ce qui n'empêche pas certains écarts de la part de ceux qui ont les moyens de se le permettre.
Olivier Corten
François Dubuisson
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Selon un discours largement dominant, la mondialisation se traduirait notamment par les progrès du " droit d'ingérence ". Sur le plan du droit international, l'affirmation est certainement inexacte. Ce qui n'empêche pas que des politiques d'ingérence se poursuivent sur le terrain.
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Olivier Corten et François Dubuisson ont tous deux participé à l'ouvrage "Mondialisation. Comprendre pour agir. Enjeux historiques, économiques, sociaux, technologiques, militaires ... et stratégies d'action", sous la direction de Anne Peeters et Denis Stokkink, Éditions Complexe, Collection GRIP, 2002, 197 pages.
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