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Journalisme en crise ?

Le journalisme est-il le lieu d'une crise profonde, d'une perte de repère et d'identité dans un monde où il y a de plus en plus de médias mais, paradoxalement, de moins en moins de réel pluralisme ? Partant du constat de la marchandisation croissante de l'information, Jean-Jacques Jespers, professeur à l'ULB, démontrait lors du colloque organisé par l'École universitaire de journalisme de l'ULB que la quantité et la qualité du contenu informatif des médias dépendent moins aujourd'hui de facteurs idéologiques que de facteurs socio-économiques. Dans un contexte de concentration importante et de concurrence féroce, les médias recherchent le plus haut niveau de consommation possible et, pour attirer davantage de lecteurs et d'auditeurs ou de téléspectateurs, ils choisissent des options consensuelles, finissant par tous se ressembler.

Marketing et contenu rédactionnel

Le " marketing rédactionnel " désigne cette tendance omniprésente à laisser les stratégies commerciales de l'industrie des médias influencer le contenu même de l'information. Ainsi, en télévision, pour susciter l'adhésion et la fidélité du téléspectateur, on est passé d'une télévision de message à une télévision de relation, mettant en avant l'émotion, les histoires vécues permettant au public de s'identifier à des protagonistes d'une information de plus en plus présentée comme un " divertissement ".

Les méthodes sont bien connues : l'obsession de la " proximité ", le façonnage de " stars ", l'atténuation des controverses au profit du consensus... Ces dérives sont omniprésentes au sein des rédactions et les armes à mobiliser pour les contenir peuvent paraître dérisoires : une plus grande implication des pouvoirs publics pour garantir la qualité de l'information serait appréciable et la réaffirmation de la déontologie professionnelle (avec l'éventuelle mise en place d'un conseil d'autorégulation) serait salutaire à la réhabilitation des principes fondateurs. Mais ces réactions possibles ne paraissent constituer aujourd'hui que des coups d'arbalète incapables de contrer les " vaisseaux de l'Empir" (1). Car elles s'inscrivent dans un contexte général de fragilisation des journalistes au sein de leurs entreprises : pressions des annonceurs ; précarité des statuts qui laissent les jeunes rédacteurs hantés par la menace du licenciement ; déséquilibre de plus en plus frappant entre les moyens financiers dont disposent les services d'information des grands médias et les services de communication des entreprises ou des institutions. Or, " la moralité se pratique plus aisément dans l'opulence que dans la misère ", constate Jean-Jacques Jespers.

ONG à la conquête du journalisme

Le même constat de l'affaiblissement de la profession journalistique face aux " communicateurs " est posé par Jean-Paul Marthoz, ancien directeur de l'information de Human Rights Watch et directeur éditorial de la revue Enjeux Internationaux. " Une grande partie des informations qui circulent sont en fait incitées, fabriquées, par des agences ou officines de communication. La communication peut être excellente, professionnelle, elle peut même être honnête, mais elle n'est jamais de l'information" (2) . Pourtant certaines ONG spécialisées dans la production d'information (Human Rights Watch, Global Witness...) jouent un rôle croissant en nourrissant les médias généralistes : ces " para-journalistes " travaillent comme des journalistes, menant des investigations poussées sur des questions stratégiques et cruciales (pillage des ressources naturelles dans l'Est du Congo, trafics d'organes en Chine...) mais ne font pas partie de la profession.

Lancées " à la conquête du territoire journalistique ", ces ONG occupent un espace laissé vacant par des rédactions désargentées où la croissance des moyens technologiques s'est accompagnée d'une diminution progressive des grandes enquêtes et des démarches d'investigation. Or, si la plupart de ces ONG respectent les principes qui fondent une pratique professionnelle fiable, il n'en demeure pas moins que ces structures ont leurs motivations propres, leurs priorités, leurs choix politiques. L'information qu'elles produisent devrait être passée au crible de la vérification journalistique avant d'être livrée au public des médias. Ceci est d'autant plus important que la portée des travaux de ces ONG d'information est à présent décuplée grâce à Internet.

Faut-il conclure que les journalistes ont véritablement abdiqué, se résignant et se repliant sur les maigres moyens de rédactions démunies ? Que l'histoire du journalisme contemporain est celle d'une retraite face à l'offensive, non seulement des vaisseaux de l'Empire mais aussi des croisés de l'humanitaire ? La nouvelle génération de journalistes sortant de l'École universitaire de journalisme de Bruxelles doit en tout cas savoir que les défis sont nombreux et qu'elle devra mobiliser énergie, motivation, solidarité et valeurs professionnelles pour que, comme le stipulait l'un des intervenants dans sa conclusion, " le journalisme soit l'avenir du journalisme ".

Marie-Soleil  Frère
Chercheur qualifié FNRS, Professeur au Département des sciences de l'information et de la communication, ULB

En proie à un double phénomène de dissémination, le journalisme connaît une crise d'identité : d'un côté, le marketing s'impose dans le contenu même de l'information, et de l'autre, les méthodes de communication émanant des ONG épousent les formes des pratiques journalistiques. Conséquences : de nombreux défis à relever.



(1) Jean-Jacques Jespers, " La déontologie face au marketing rédactionnel ou une arbalète contre les vaisseaux de l'Empire ", communication présentée dans le cadre du colloque de l'ULB sur Les nouveaux défis de la déontologie journalistique, 3 mai 2006. (2) Jean-Paul Marthoz, " Les ONG à la conquête du territoire journalistique ", communication présentée dans le cadre du colloque de l'ULB sur Les nouveaux défis de la déontologie journalistique, 3 mai 2006.

 
  ESPRIT LIBRE > JUIN 2006 [ n°41 ]
Université libre de Bruxelles