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esprit libre

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Coopération : l'université travaille à long terme

Esprit Libre : Entrons directement dans le vif du sujet : pourquoi la coopération ?
Paul Jacobs : Parce que l'évolution du monde n'a pas été, dans les trente dernières années celle qu'on aurait pu imaginer, à savoir un rattrapage économique des pays riches par les pays pauvres. On constate, bien au contraire, un approfondissement des différences. Il reste donc une majorité de l'humanité qui vit dans des conditions extrêmement difficiles à tous points de vue. Les enjeux sont considérables, ne serait-ce qu'en termes de paix. Est-ce la coopération au développement, avec ses faibles budgets, qui va changer le destin des pays sous-développés ? Probablement pas. En tout cas pas toute seule. C'est pour cela que, dans la coopération, une part importante est l'aspect éducation au développement, éducation au Nord. On sait que depuis très longtemps les pays riches se sont engagés à consacrer 0,7 % de leur produit intérieur brut à la coopération au développement. On n'y est pas. Il faut donc un vrai changement de politique entre pays riches et pays pauvres. C'est aussi l'intérêt du Nord que le Sud se développe...

Esprit Libre : Pourquoi faut-il qu'une université s'implique dans la coopération ?.
Véronique Cabiaux : Pour ce qui concerne plus particulièrement la coopération universitaire, il faut savoir qu'un des paramètres qui permettent de mesurer l'évolution du niveau de vie d'un pays, c'est l'évaluation du degré d'éducation, notamment l'alphabétisation. C'est dans cette logique-là que l'université s'inscrit en disant qu'il faut aussi former les responsables et tous les gens qui peuvent soutenir et faire évoluer une société. De plus, l'université peut aussi s'intégrer dans d'autres cadres de coopération en travaillant, par exemple, avec les ONG ou les états. Cela n'a donc rien à voir avec l'humanitaire ou les actions d'urgences. L'université travaille à long terme. Il s'agit d'élever le niveau de vie d'une population par son niveau éducatif.
Paul Jacobs : J'ajouterais que, plutôt que de " niveau de vie " qui est une notion très quantitative, très " société de consommation ", je préfère parler de " développement humain ", ce qui correspond effectivement à cet investissement à long terme dont vient de parler Véronique.

Un pôle de rayonnement

Esprit Libre : Comment l'ULB envisage-t-elle son action en matière de coopération ?
Véronique Cabiaux : Je veux d'abord dire que la coopération universitaire, ce n'est pas la même chose que l'université acteur de la coopération... Nous organisons des troisièmes cycles, des programmes de recherche, nous formons des docteurs. C'est ce que j'appelle la coopération universitaire. Mais je crois que cela peut aller plus loin. Pierre de Maret avait insisté là-dessus au début de son rectorat : l'université comme pôle de rayonnement, c'est à dire acteur de coopération. Dans ce cas, elle ne joue pas seulement son rôle au travers du savoir qu'elle peut transmettre ou organiser mais elle s'inscrit également dans un schéma global avec d'autres partenaires. Ce n'est plus à proprement parler ce que l'on appelle la coopération universitaire : elle coordonne et rassemble divers acteurs autour d'elle.
Paul Jacobs : Cela correspond tout à fait à la notion de troisième mission de l'université, son rôle de services à la société qui l'entoure. Il ne s'agit donc pas seulement de former des intellectuels. Du coup l'interlocuteur n'est pas forcément une université. Nous avons par exemple une demande du Maroc de l'aider à concevoir et mettre en oeuvre une réforme globale de son enseignement supérieur. Ce pays doit notamment gérer un gigantesque problème d'explosion de l'effectif d'étudiants universitaires. Cela implique une véritable révolution dans la façon d'enseigner, dans l'organisation de l'enseignement.

Esprit Libre : Comment l'ULB choisit-elle ses partenaires ? Quelles sont les valeurs qui sous-tendent notre action ?
Véronique Cabiaux : Les partenaires peuvent être choisis de multiples façons. Il y a d'abord la CUD (Coopération universitaire au développement). C'est un organisme public, une commission permanente du Ciuf (Conseil interuniversitaire francophone) qui gère un budget considérable, à peu près 15 millions d'euros par an. Cette commission mène une réflexion régulière sur les partenaires qui vont être choisis dans le cadre de ses programmes. Nous devons donc organiser nos troisièmes cycles ou nos actions de coopération avec un certain nombre de pays sélectionnés par la CUD. Une autre source de sélection se fait via les promoteurs qui développent des projets individuels. D'autre part encore, tout récemment, l'idée est venue de se centrer sur un certain nombre de pays, de manière institutionnelle, par exemple le Vietnam. Enfin, il est clair qu'il y a des pays avec lesquels nous ne voulons pas travailler. Nous avons, par exemple, refusé jusqu'ici de travailler avec l'Iran ou avec la Birmanie. Je suis notamment très sensible à l'égalité homme-femme. Imaginons qu'on ait un projet de coopération avec tel ou tel pays mais où il n'y aurait que des universités de type coranique. Dans ce cas-là, on n'y va pas. On ne va pas aller travailler pour une université qui va renforcer des valeurs qui ne sont pas les nôtres. J'ajoute que nous essayons aussi de développer les coopérations Sud-Sud en travaillant avec des ONG locales. C'est aussi un choix philosophique, c'est aussi une valeur. Certains programmes de l'Union européenne financent d'ailleurs spécifiquement la constitution de ce type de réseaux.
Paul Jacobs : Dans votre question, il y a un aspect " respect des cultures ". Véronique vient de parler de l'égalité hommes-femmes. C'est un bon exemple : beaucoup de cultures du tiers-monde n'ont pas cette notion. Nous avons donc des valeurs qui sont parfois en contradiction avec la culture locale.

Pas de modèle figé

Esprit Libre : Notre modèle universitaire est-il le bon pour le tiers-monde (à supposer d'ailleurs qu'il soit toujours bon pour nous) ?
Véronique Cabiaux : Le problème n'est pas tellement de transposer un modèle mais de se rendre compte que les questions auxquelles on doit faire face ne sont pas forcément les mêmes...
Paul Jacobs : On a cité l'exemple du Maroc. Dans certaines section, notamment en sciences humaines, ils ont des amphithéâtres de 600 places, pleins à craquer, et ils prévoient un doublement de l'effectif pour 2010. Cela devient ingérable. La question est donc de savoir si le modèle d'université tel qu'il existe encore chez nous est un bon modèle pour le futur, aussi bien pour nous que pour eux. N'y a-t-il pas des réformes profondes à faire dans la façon d'enseigner ? On y travaille aussi dans nos universités : l'enseignement par projets, les nouvelles technologies de l'information et de la communication, le passage de l'enseignement à l'apprentissage, etc.
Véronique Cabiaux : Effectivement, beaucoup de problèmes sont communs aux pays sous-développés et aux nôtres pour ce qui concerne le futur des universités. Mais c'est vrai qu'il y a souvent une différence importante : c'est la croissance du nombre d'étudiants dans les pays en voie de développement. Je crois, comme Paul, que le futur est dans un mélange de différents types d'enseignements. La réflexion sur la pédagogie et l'enseignement est en évolution chez nous aussi. Parler de " modèle " a donc pour moi moins de sens. Il faut se demander quelles sont les contraintes et les questions auxquelles nous devons faire face, et comment adapter les différents modèles d'enseignement et de transmission de savoirs qui existent. Il me semble qu'il serait plus cohérent de dire : " Pêchons chez vous et chez nous ce qui répond le mieux à votre question "...
Paul Jacobs : Ceci c'est pour l'enseignement. Pour ce qui concerne la recherche, c'est plus difficile, notamment par rapport à la valorisation des savoirs traditionnels locaux... On peut notamment se demander si la division que l'on fait chez nous en spécialités est pertinente dans les pays du tiers-monde et a une chance de permettre à des savoirs traditionnels d'émerger, d'être valorisés. Dans des pratiques agronomiques par exemple, en réfléchissant en termes de développement durable, on peut tout à fait mettre en cause notre modèle d'agriculture et dire qu'il y a beaucoup de choses qu'il ne faut surtout pas aller transposer dans d'autres pays. Il faut au contraire valoriser des pratiques agronomiques traditionnelles, tout en les améliorant évidemment, tout en les faisant passer par la moulinette de la recherche universitaire.

Esprit Libre : La recherche, au niveau international, est une véritable compétition... Difficile de concilier compétition et coopération...
Paul Jacobs : Oui, c'est très important. Est-ce que la recherche dans tel ou tel pays, si elle est structurée comme chez nous, a la moindre chance de gagner quelque chose dans la compétition avec nous ? Je vois cela notamment dans des pays que je qualifierais de " moyennement sous-développés ". Prenons l'exemple du Maroc. Des chercheurs marocains vont faire des doctorats en Belgique, au Canada, en France, et puis retournent dans leur pays et essaient de poursuivre leurs recherches dans des conditions matérielles difficiles. Souvent, ils pataugent, alors que les laboratoires qu'ils ont quittés progressent. Ils n'ont donc aucune chance d'être présents au niveau international, de faire de bonnes publications, et de contribuer réellement à l'évolution de la science. Dans la recherche de niveau international, être deuxième ou troisième cela ne sert à rien, on perd son temps et ses ressources. Là aussi il y a de vraies réflexions à mener.

Nicolas Van den Bossche


Faut-il qu'une université mène des activités de coopération au développement ? Comment, et sur base de quelles valeurs, l'ULB choisit-elle ses partenaires ? Éléments de réponse avec Véronique Cabiaux, vice rectrice en charge notamment de ces questions, et Paul Jacobs, chargé de mission à la coopération au développement.



 
  ESPRIT LIBRE > SEPTEMBRE 2002 [ n°6 ]
Université libre de Bruxelles