Pierre Gaspard
Entre équilibre et chaos
Esprit libre : Votre univers, c'est le désordre au niveau nanométrique... Pourrait-on dire que vous étudiez les " tempêtes dans les burettes
" ?
Pierre Gaspard : Mon domaine de recherche est la mécanique statistique de non-équilibre et la théorie des systèmes dynamiques non-linéaires.
Il s'agit d'un domaine de la physique théorique où l'on étudie les conséquences des équations du mouvement des particules
dans la matière. Ces équations sont celles de Newton, de la mécanique classique d'une part, et de Schrödinger et de la mécanique
quantique d'autre part. Partant des équations du mouvement, nous déduisons des propriétés de la matière, en particulier les
propriétés de transport, comme la résistance électrique dans des conducteurs ou les propriétés de viscosité d'un fluide. Ces
dernières années, l'étude des propriétés de transport et plus généralement des propriétés de non-équilibre s'est beaucoup
développée dans des systèmes intermédiaires entre les systèmes atomiques (à l'échelle de l'atome) et ceux macroscopiques (à
l'échelle humaine), à savoir, les nanosystèmes.
Esprit libre : Quelles sont les implications des phénomènes que vous et votre équipe étudiez dans la vie de tous les jours ?
Pierre Gaspard : Nous observons l'existence de solutions aléatoires et ce, en dépit du fait que les équations qui règlent l'évolution temporelle
de ces systèmes soient des équations parfaitement déterministes, c'est-à-dire que leur solution mathématique est déterminée
univoquement à partir de la condition initiale. Mais les trajectoires sont instables, la connaissance des conditions initiales
reste entachée de petites erreurs et l'instabilité induit des comportements aléatoires dans la durée. Depuis les travaux de
Poincaré au XIXe siècle, on a découvert que les systèmes déterministes pouvaient être aussi aléatoires que des jeux de hasard
comme le lancer d'une pièce ou d'un dé. Ces systèmes dynamiquement instables portent le nom de systèmes chaotiques. Au niveau
macroscopique, cela se répercute par exemple sur des phénomènes comme la prévision météorologique qui concerne le mouvement
des fluides dans l'atmosphère. L'instabilité dynamique qui y règne empêche les prévisions à long terme.
Esprit libre : Vous avez emboîté le pas de Radu Balescu, grand physicien décédé en juin dernier et auquel vous avez rendu hommage dans votre
allocution...
Pierre Gaspard : Lors de mes études en physique, le Pr Balescu m'a enseigné la physique mathématique et notamment l'équation de la mécanique
des fluides en 2e candidature. Et en 1e licence, la mécanique statistique. Ses enseignements exercent une influence durable
sur mes propres travaux. J'ai réalisé mon mémoire de licence et puis ma thèse sur les systèmes chaotiques sous la direction
de Grégoire Nicolis avec qui je collabore encore aujourd'hui. Ensuite, j'ai entrepris un post-doctorat de deux ans à l'Université
de Chicago, ce qui m'a ouvert beaucoup d'horizons. À l'Institut James Franck de Chicago, j'ai constaté avec un grand intérêt
que de nombreux chimistes et physiciens travaillaient ensemble comme dans le Service de chimie-physique de l'ULB d'où je venais,
et cette interdisciplinarité a toujours été très importante pour mes recherches.
Esprit libre : Quel rôle les sciences exactes jouent-elles dans votre vie quotidienne ?
Pierre Gaspard : Nous vivons dans un monde où presque tout ce qui nous entoure résulte d'une fabrication humaine. Nous commençons même à payer
pour la qualité de l'air que nous respirons. Dans ce monde, les sciences jouent le rôle de clés pour la compréhension de notre
vie quotidienne. Des médicaments aux ordinateurs en passant par la voiture, l'avion, les fibres textiles, la radio, la télévision,
ou le contrôle de la qualité de la nourriture... il est peu de domaines qui ne sont déterminés par les sciences.
Esprit libre : En quoi le Prix Francqui vous motive-t-il à poursuivre vos recherches ?
Pierre Gaspard : C'est un extraordinaire encouragement, également pour tous les chercheurs étudiant les systèmes complexes dans le domaine
de la mécanique statistique et de la chimie-physique en particulier. Une dimension importante qui apparaît en science à l'heure
actuelle est celle de la propension des systèmes à se complexifier. En physique, depuis les atomes au niveau microscopique
jusqu'aux systèmes macroscopiques, on découvre des structures à toutes les échelles. Ce nouveau champ d'étude comporte de
nombreux défis à résoudre, notamment la compréhension des origines de la vie (émergence de systèmes biologiques il y a plusieurs
milliards d'années) ou des processus collectifs émergeant de la dynamique de systèmes formés d'entités en interaction. On
peut ici citer les exemples du réseau Internet ou des sociétés d'insectes qui peuvent également être étudiés avec les concepts
de la mécanique statistique. Comprendre l'évolution temporelle de ces systèmes requiert un travail d'une grande ampleur.
Esprit libre : Et que faites-vous quand vous n'êtes pas au Cenoli ?
Pierre Gaspard : J'enseigne dans les départements de physique, de chimie et de mathématique de la Faculté des sciences des matières comme la
mécanique classique, la mécanique statistique, la physique non-linéaire, la femtochimie ou la théorie quantique des solides
et des surfaces. Je participe à de nombreuses conférences internationales, en Europe et au Japon ces dernières années.
Amélie Dogot
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Chercheur au Cenoli (Centre interdisciplinaire des phénomènes non-linéaires et des systèmes complexes) et directeur du Service
de physique non-linéaire et mécanique statistique à l'ULB, Pierre Gaspard a reçu le prestigieux Prix Francqui en juin dernier.
Plongé dans l'univers du non-équilibre micro et macroscopique, cet adepte de l'interdisciplinarité " a les sciences exactes
dans la peau ".
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