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Humanisme, croissance et mondialisation

Au printemps dernier, un colloque international organisé par les anciens des 3 grandes écoles françaises (X, ENA et HEC) se penchait sur cette thématique : " Le capitalisme sans valeurS ne crée pas de valeur ". Sans chercher à imposer nos propres valeurs, dès lors que nous contribuons très significativement à la croissance dans le monde, nous sommes en droit d'observer et de veiller au bon usage qui sera fait des fruits de cette croissance.

Sur les plans économique et financier, nous avons une vision assez complète des apports matériels de la mondialisation - Wall Street et le BEL 20 s'en font l'écho tous les jours -, par contre, les choses ne sont pas aussi simples si nous désirons que cette mondialisation rime avec progrès. En d'autres termes, notre vision humaniste - prendre l'homme comme fin et comme valeur supérieure - peut-elle influencer le déroulement de ce mouvement de globalisation ?

Valeur versus progrès ?

Le confort, la création de valeur sont au rendez-vous. Le progrès, pas nécessairement.
Équilibre des échanges ne veut pas dire équité. Enrichissement ne veut pas dire croissance, et la croissance n'implique pas automatiquement la répartition.
Lorsqu'un ministre nous dit que le développement du commerce mondial a déjà permis d'extraire un milliard d'individus du seuil de la très grande pauvreté, c'est vrai... Et pas uniquement en Chine, en Inde ou au Brésil. Il ne faut pas aller si loin. C'est vrai, certes, mais c'est un peu étriqué.

Sur le plan théorique, toute application mécanique ou dogmatique d'un principe peut mener à des catastrophes. Il en est ainsi de la théorie du libre-échange qui implique une spécialisation et des gains compétitifs pour tous.

Pas de pilotage automatique

L'arrivée de quelques poids lourds dans l'économie mondiale, comme la Chine et l'Inde, avec de grands écarts de coût de main d'œuvre et des statistiques et autres informations économiques très peu lisibles (pour ne pas dire " manipulées ") risque de bouleverser la réalité économique et sociale de nombreuses personnes. Il sera alors bien difficile de freiner les excès et de recréer ce qui aura été écrasé sous les pas de ces " mammouths ".
Pas spécialement à notre détriment. Nous continuerons à vendre qui des TGV, qui des Mercedes, qui des programmes Windows. Par contre, ceux qui avaient des productions peu différenciées risquent de rapidement disparaître. Pensons aux pays du Maghreb pour le textile, aux pays de l'Est pour la petite manufacture et de manière générale à tous les pays agricoles et en voie de développement. Les Anglo-saxons s'en soucient peu : si Chinois et Indiens nous vendent pour pas cher à la fois des chemises, de l'électroménager, du bois et des céréales, c'est toujours ça de gagné, pensent-ils !

Je ne suis pas convaincu, pour ma part, que nous ne serions pas tentés, nous aussi, de prendre notre profit dans cette vision à courte vue. Mais en tant qu'hommes responsables et engagés, nous ne pouvons pas nous désintéresser d'un éventuel défaut de répartition des fruits de la croissance mondiale. Dans le temps, dans l'espace et dans l'univers social, cet écueil nécessite une surveillance mondiale administrée, encadrée et vigilante. Comme l'écrit Benjamin Friedman, professeur d'économie à Harvard qui a beaucoup publié sur le rôle vertueux de la croissance économique, je cite : " Les mécanismes de marché, à eux seuls, ne peuvent créer une croissance suffisante ". Les politiques publiques ont un rôle important à jouer au niveau planétaire.

Quelle que soit la puissance du moteur, il faut un pilote dans l'avion. Quels que soient les bienfaits de la croissance mondiale, il faut un pilotage responsable. Or, à ce jour, ni Monsieur Lamy à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), ni Monsieur Mandelson, pour l'Europe, ne disposent des moyens et de l'écoute nécessaires.

Les exemples de l'agriculture…

Dans le cas de l'agriculture, c'est nous, les Occidentaux qui polluons le marché mondial. Nous qui avons imaginé la PAC (politique agricole commune), nous qui en payons le prix - ce qui n'est pas rien - et qui en défendons les principes, nous n'imaginons pas un seul instant laisser jouer le vrai prix du marché. Tant pis pour les pauvres pays agricoles. Nous parlons de qualité, de ruralité, de taille des exploitations, d'incidence sur le paysage, de valeurs familiales et de terroirs. Nous nous servons, fort bien, de ces arguments, aussi intellectuels qu'hypocrites, pour fermer nos marchés aux produits des pays tiers, souvent pauvres.

Il y a la banane et sa guerre, le vin (vital, surtout en période électorale), le coton, les céréales, les huiles, le maïs, le roquefort de José Bové, etc. C'est à dire presque tout !
Il n'y a guère que le marché des fleurs qui soit réellement ouvert : les roses vendues chez nos fleuristes viennent presque toutes d'Equateur, via Amsterdam. Elles sont fraîches et bon marché. Le coût et les dérives de la PAC sont aussi intolérables qu'injustes. Il est urgent de s'en rendre compte.

... et des services

Pour l'instant, les discussions et négociations (cycle de Doha et OMC) ne portent que sur les produits et les biens, pas sur les services, ni sur les droits, ni sur les devoirs (e.a. l'environnement). D'ici quelques années, après quelques crises, lorsque le libre échange des produits agricoles (secteur primaire) et celui des produits manufacturés (secteur secondaire) auront été plus ou moins bien libérés et équitablement répartis, on n'évitera pas de parler du tertiaire, le secteur des services. Dans nos sociétés modernes, il n'y a plus que les services qui créent de vrais emplois. L'agriculture et l'industrie en perdent tous les ans.

Dans un monde que nous rêvons humaniste et que nous voulons au moins humanisé, peut-on imaginer que tous les cerveaux soient chez nous, alors que toutes les faucilles et tous les marteaux seraient dans le tiers monde ? C'est ridicule et effrayant, même pour un Américain moyen.

Là où la croissance s'installe, ce que confirment des données macro-économiques, peut-on se désintéresser des richesses qui s'ensuivent ? De l'usage qui en sera fait ? Des partages qui seront constatés ? Les contrôles - par l'OMC, par le tissu associatif et par les citoyens électeurs des pays riches, c'est-à-dire par nous-mêmes - sont indispensables pour que la croissance ait véritablement les vertus démocratiques qu'identifiait également le professeur Friedman.

Pour un modèle humaniste

Que craindre le plus dans le monde globalisé qui se construit ? Sans doute moins " l'axe du mal ", caricaturé et stigmatisé par un George Bush, que l'absence de partage, le choix d'un matérialisme facile, le verrou des connaissances, le non-respect du droit des hommes et plus encore de celui des femmes et des mères. Ou encore l'attitude de ceux qui ne jurent que par l'au-delà, négligeant sciemment les droits et les attentes des vivants d'ici et de maintenant.

Pour que notre modèle humaniste s'installe et rivalise positivement avec celui des extrémistes religieux, des marchands de soupe et des marchands d'armes, souvenons-nous des constatations d'Abraham Maslow dans sa pyramide des besoins humains : " d'abord nourrir les hommes, ensuite leur assurer paix et confort, enfin ils chercheront l'estime des autres puis l'estime d'eux-mêmes ".

La mondialisation est une chance et un moyen, l'OMC est nécessaire. La croissance mondiale dégage des ressources importantes à l'échelle de la planète. À nous de bien les utiliser. A l'OMC de bien surveiller, de contrôler et de rendre des comptes. Sa mission doit être élargie. Il ne faut surtout pas renoncer à vendre nos produits ainsi que nos modèles économiques et sociaux. Mais le service après-vente doit s'enrichir de quelques-unes de nos valeurs.

Quelles sont ces valeurs dont parlaient si bien les anciens de nos grandes écoles ?
Nous devrions, en notre qualité d'humanistes, en avoir une petite idée. Et même de grandes idées, ainsi que la volonté d'en débattre. La volonté, aussi, de nous battre pour mieux atteindre notre objectif humaniste, qu'il serait trop lâche de ranger au magasin des utopies, précisément au moment où les besoins sont immenses mais aussi où les ressources existent.

Marc Wauthoz

Les changements que la mondialisation de l'économie est en train de provoquer sur le plan humain ne peuvent nous laisser indifférents. Le monde que nous rêvons d'améliorer subit une mutation rapide vers un système dans lequel, plus que jamais, la valeur de l'argent pourrait primer les droits fondamentaux et la dignité - à acquérir ou à conserver - de milliards de personnes.
Est-ce une opportunité ? Est-ce une crainte ? Quels sont les vecteurs ?
Suffit-il de s'intéresser au devenir de l'Homme, d'essayer de construire une humanité épanouie, consciente, libre et active, pour faire de l'humanisme ?



Marc Wauthoz

Marc Wauthoz est sorti de l'École de commerce Solvay en 1974. Il est vice-président de la régionale française de l'Union des Anciens étudiants située à Paris. Au niveau professionnel, il est directeur de la Banque Natixis (filiale partagée des Banques populaires et des Caisses d'épargne françaises), après avoir été le responsable des investissements en capital risque, puis le directeur de la Stratégie des Banques populaires.

Marie-Aimée GUILBERT
Le geste exceptionnel d'une Ancienne

Il y a peu, l'Union des Anciens étudiants a eu l'heureuse surprise de recevoir le legs d'une Ancienne étudiante de notre Université. Ce geste rare, posé avec discrétion, méritait que l'on s'attarde quelque peu sur le parcours de cette généreuse donatrice. Mademoiselle Marie Aimée Guilbert (1930 - 2006), membre de l'UAE et de l'A.Pr.Br. est décédée le 26 décembre 2006 en léguant tous ses biens au profit des prêts d'études de notre association. L'argent ainsi reçu permettra d'aider de nombreux étudiants en finançant leur bourse. Mettre en lumière le geste de Mademoiselle Guilbert, c'est aussi rappeler que de tels gestes sont comme des bouffées d'oxygène pour notre action et pour le sens que nous voulons lui donner. Ils nous permettent de redynamiser notre démarche en faveur des étudiants les moins favorisés, ou encore de financer le " Prix UAE " accordé chaque année pour récompenser des actions de solidarité de certains étudiants, etc. Nos pensées et nos remerciements vont donc à sa mémoire.

[NB : Les Anciens pourront en savoir un peu plus sur son parcours professionnel et sa vie en lisant le texte qui lui est consacré dans le supplément " 4 pages " encarté dans l'Esprit libre].

 
  ESPRIT LIBRE > SEPTEMBRE 2007 [ n°51 ]
Université libre de Bruxelles