La linguistique aussi éclaire la conscience
Esprit Libre : Comment la linguistique s'inscrit-elle dans les sciences cognitives ?
Marc Dominicy : Elle le fait de deux façons. La première, la plus évidente, est celle-ci : quand on s'intéresse à des problèmes de pensée,
surgit inévitablement la question de savoir quel est le rôle du langage dans la formation et la structure de la pensée. Le
deuxième facteur qui fait que la linguistique entre dans les sciences cognitives est plutôt un facteur interne. Les langages
sont des objets extrêmement complexes. La question se pose donc de savoir, d'une part, comment ils ont émergé au cours de
l'évolution et, d'autre part, comment il se fait qu'ils puissent être acquis dans un temps relativement bref, malgré leur
complexité. Et là il y a un débat très fort entre ceux qui penchent plutôt pour un aspect inné, " pré-câblé ", et ceux qui
essaient de voir dans le détail comment les systèmes complexes des langues naturelles peuvent émerger à partir des propriétés
de notre corps (y compris évidemment le cerveau).
Esprit Libre : C'est ainsi que vous avez beaucoup travaillé sur les proverbes
Marc Dominicy : Ils posent des problèmes considérables. Prenons, comme exemple, " Chien qui aboie ne mord pas ". Le proverbe fonctionne par
une métaphore qui nous fait passer du comportement animal au comportement humain. Les recherches ont montré que pour pouvoir
manipuler un proverbe, on doit pouvoir mobiliser ses représentations perceptuelles de l'animal. Ainsi, j'ai trouvé une illustration
du proverbe dont nous parlons. On y constate un phénomène intéressant : deux être humains s'affrontent, et le dessinateur
leur a fait une tête de chien. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que pour que la métaphore fonctionne quand on
entend le proverbe, les traits du chien doivent être transférés cognitivement sur l'être humain. C'est une opération très
complexe dont on n'a pas conscience mais qui fait surface quand un illustrateur tente de saisir le processus. L'illustrateur
se sent obligé d'aller bien au delà de la simple comparaison pour faire saisir les propriétés du proverbe. D'où cette fusion
très forte que l'on observe ici et qui est stable dans toutes les illustrations de ce genre.
Esprit Libre : Vous travaillez aussi, avec la Fondation Auschwitz et d'autres unités de l'université, sur les témoignages de déportés
Marc Dominicy : Oui, nous essayons de développer des transcriptions linguistiquement fiables de ces témoignages pour développer une recherche
cognitive sur la manière dont un témoin, en l'occurrence le déporté, construit une représentation de ce qui lui est arrivé,
cette représentation devant être accessible à l'autre et supportable pour le déporté lui-même. Nous avons observé que les
témoins commencent par construire une image, un " ethos ", d'eux-mêmes. Ils se présentent, par exemple, comme quelqu'un de
débrouillard, ou solidaire, etc. Et au moment où ils abordent la période la plus difficile de leur récit, donc le camp, on
constate qu'ils réussissent d'autant mieux à construire des représentations de ce qui est arrivé qu'elles sont en harmonie
avec les représentations d'eux-mêmes... C'est le cas, par exemple, d'une femme qui prône des valeurs de solidarité et d'abnégation.
Elle parvient très bien à raconter des épisodes où il a été question de partager de la nourriture, etc. Mais elle est confrontée
à un épisode assez mystérieux : à Auschwitz, un SS serait tombé amoureux d'une déportée et, à la suite de cela, aurait sauvé
une partie de sa famille à l'exception d'une jeune enfant (il aurait dit : " Je peux tous vous sauver, sauf l'enfant. ").
Et là, on voit le témoin incapable de construire un récit parce qu'il n'est pas compatible avec la manière dont il construit
sa personnalité.
Esprit Libre : De quoi est fait l'avenir dans votre domaine de recherches ?
Marc Dominicy : L'avenir est fait d'un affinement incessant de nos observations sur les systèmes linguistiques. Il est fait aussi d'un approfondissement
de l'option naturaliste, c'est à dire une option qui refuse la dichotomie entre les sciences de l'homme et les sciences de
la nature, qui considère que les systèmes linguistiques et leur exploitation par les sujets trouvent évidemment leurs racines
dans des phénomènes purement naturels.
Nicolas Van den Bossche
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Quand elle explore, par exemple, ce qui se cache derrière des témoignages de déportés, la linguistique est une science cognitive,
au même titre que la psychologie ou la neurobiologie. Explications de Marc Dominicy. Il est chercheur et professeur de linguistique
générale à l'ULB.
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