La liberté est devant nous
Esprit Libre : Pensez-vous que les dogmes contre lesquels on doit lutter aujourd'hui sont les mêmes qu'après la 2e guerre mondiale ? Le monde
laïc a-t-il encore des combats à mener ?
Roger Lallemand : Le dogmatisme, le conformisme n'ont pas disparus. Il y a toujours quelque chose à secouer dans notre vie de tous les jours
et dans la vie des autres. Rien n'est changé fondamentalement et tout est changé fondamentalement. C'est paradoxal. Des bases
essentielles dans nos conflits de valeurs demeurent : l'opposition entre un catholicisme intransigeant et rigoriste et le
libre examen ; ce débat n'est pas tout à fait dépassé, même si l'église a profondément changé et surtout la communauté chrétienne,
qui s'est ouverte, démocratisée, et qui n'a plus du tout la même vision de la laïcité. Mais le pape condamne toujours la contraception,
la fécondation in vitro, l'euthanasie...
Esprit Libre : Êtes-vous conscient qu'au travers de tous les combats que vous avez menés, vous êtes devenu un symbole pour le monde laïc
?
Roger Lallemand : Non, et puis il faut se rendre compte d'une chose : ces combats, je ne les ai pas menés seul ! Je pense par exemple au docteur
Peers qui a fait de la prison à cause de son action pour modifier la loi sur l'avortement. Je pourrais en citer bien d'autres.
Il ne faut pas trop individualiser les combats.
Esprit Libre : Vous êtes entré au Barreau pour une longue carrière en tant qu'avocat. Vous êtes en quelque sorte devenu le défenseur des
droits de l'homme... De quoi êtes-vous le plus fier ?
Roger Lallemand : Il y a eu bien entendu l'affaire Peers... Mais je pense également au combat pour la libération de l'image - le statut de l'image
contraire aux bonne moeurs - pour lequel je me suis battu en écrivant de nombreux articles, pour montrer à quel point les
moeurs évoluaient, pour montrer que ce qui paraît intolérable un jour ne l'est pas le lendemain. Savez-vous que Baudelaire
a été condamné pour avoir écrit " Les stériles voluptés qui hantent les nuits de Lesbos "... Superbe phrase mais qui a fait
l'objet d'une réprobation radicale à l'époque parce que cela apparaissait comme une apologie de l'homosexualité. On vit avec
cette idée que l'homme qui voit le mal est fasciné par lui, ce qui est faux. Les catholiques en savent quelque chose puisqu'ils
ont longtemps eu des lecteurs dans les bibliothèques qui repéraient tous les livres à mettre à l'index. Ces gens ne devenaient
pas des vicieux, ni des êtres pervers pour autant !
Esprit Libre : Vous avez vécu 20 ans en tant que sénateur socialiste (de 79 à 99), et mené des luttes acharnées pour de grandes causes :
la loi sur l'avortement, l'euthanasie, les mines antipersonnel. Que retenez-vous de ces années ?
Roger Lallemand : Ces combats-là avaient un sens : rendre à la personne sa responsabilité profonde face à sa vie, affirmer l'autonomie de la
personne. Et respecter cette autonomie dans les choix fondamentaux qu'elle doit faire, fussent-ils difficiles ou contestables.
On n'est pas pour l'avortement, c'est un échec. Mais on accepte que, dans des circonstances particulières, les personnes puissent
décider elles-mêmes.
Esprit Libre : Quels sont, selon vous, les combats prioritaires aujourd'hui ?
Roger Lallemand : Nous devons avoir les mêmes exigences que par le passé, notamment le respect de l'altérité de l'autre. Il faut éviter le conformisme
éthique ou nationaliste. Une société démocratique est celle qui est capable de faire cohabiter le maximum de divergences,
qui doit s'ouvrir au maximum.
Esprit Libre : La poésie est une de vos passions, l'opéra également...
Roger Lallemand : J'aime le travail de l'écriture. Essayer de faire dire au langage le maximum de choses, voilà l'objet de la poésie. C'est
l'instrument littéraire le plus dense, qui permet d'expliciter le monde. Elle est malheureusement très sous-estimée, on ne
lit pas assez les poètes ! Quant à l'opéra, c'est la figure de l'art total : musique, littérature, mise en scène... Le Don
Juan de Mozart, par exemple, est une oeuvre fabuleuse. Da Ponte, l'auteur du scénario - que l'on oublie trop souvent - a écrit
là quelque chose d'extraordaire : il a mis en évidence ce rapport ambigu de la noblesse avec la liberté. C'est le noble qui
crie " Viva la libertà ". C'est vrai, mais c'est lui qui est libre... Il y a dans ce texte une réflexion contestataire qui
reste très proche de nous.
Esprit Libre : Si vous aviez l'opportunité de recommencer votre carrière, est-ce que vous changeriez quelque chose ?
Roger Lallemand : À dire vrai, je n'en sais rien. On reproduit souvent ce que l'on est, sans s'en rendre compte. Et l'avenir est toujours fait
d'imprévisible, d'inconnu... C'est ce qui en fait quelque chose de merveilleux d'ailleurs : la liberté est devant nous !
Alain Dauchot
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Le rendez-vous est fixé rue de la réforme. Un endroit idéal pour retrouver Roger Lallemand, ministre d'État et père spirituel
de quelques lois et combats célèbres : l'avortement, l'euthanasie, les mines antipersonnel... Avocat, ancien sénateur, ce
défenseur invétéré des droits de l'homme est également devenu, malgré lui, un symbole pour le monde laïc. Rencontre.
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