Presse radicale de gauche : des " grains de sable " envolés à jamais ?
Le Centre d'histoire et de sociologie des Gauches(1) s'est récemment penché sur l'étude de la presse d'extrême gauche en alternant
l'analyse du passé lointain et proche, avec des réflexions sur les perspectives qui s'ouvrent encore à cette démarche. Les
journaux d'extrême gauche ont effectivement contribué à dénoncer les scandales d'une société broyeuse d'hommes et fait éclater
des vérités qui n'étaient pas bonnes à dire. Ils ont façonné des militants, organisé les inorganisés, rassemblé les isolés.
Foi... et déchirures
À quelques exceptions près, la réalisation, la diffusion, le maintien en vie de cette presse tenaient essentiellement à la
" foi " de ses rédacteurs ainsi qu'au dévouement de ses imprimeurs et de ses diffuseurs, le plus souvent bénévoles. Mais au-delà
de cette vision élémentaire du rôle de la presse radicale, historiens et sociologues ont disséqué, en dépassant l'analyse
de contenu - souvent seul paramètre pris en compte par la recherche dans le passé - le fonctionnement et l'impact de ces journaux.
Quelles pulsions poussent à écrire, à diffuser, un journal ? Pourquoi tant d'efforts, de sacrifices parfois ? Mais aussi (car
les révolutionnaires ne sont pas nécessairement égalitaristes) quelle hiérarchie s'établit au sein des rédactions ? Souvent,
en Belgique comme ailleurs en Europe, les avant-gardes se sont montrées peu démocratiques dans leur fonctionnement interne.
Comment les journalistes, intellectuels organiques ou certifiés, ont-ils pu conjuguer obéissance militante et autonomie ?
L'histoire de ces multiples grands ou petits organes est parcourue de déchirures qui valent d'être étudiées.
Financements problématiques
Cette histoire est aussi jalonnée de difficultés graves et répétitives qui sont de nature financière. Toutes les formules
tentées ont trouvé leurs limites, que ce soit le mécénat, les coopératives, le financement à fonds perdus par l'organisme
politique, l'autogestion égalitaire : tour à tour les grands et petits organes radicaux ont disparu ou sont entrés dans le
giron de groupes capitalistes où leur maintien demeure problématique, comme risque de l'être - malgré la résistance des journalistes
- leur spécificité.
Les " plus de cinquante ans " ont vécu tant de tonifiantes réalisations qui eurent l'ULB comme berceau intellectuel - Mai,
Pour, Hebdo, Notre Temps... - mais toutes ont disparu. En Belgique, le courageux petit format pour initiés, La Gauche d'aujourd'hui,
ne rappelle que de très loin le fougueux hebdomadaire qui faisait trembler le PSB. La presse de la IVe Internationale est
confidentielle et sa périodicité tout au plus mensuelle.
Solidaire et ses vendeurs ambulants qu'on croise dans les manifestations, reste un des rares hebdomadaires témoin de la vitalité
de la presse militante d'autrefois. Les festivités qui marquèrent le centenaire du journal de Jaurès, L'Humanité, ne peuvent
masquer la perte de contrôle de son éditeur politique au bénéfice du capital privé... paradoxe suprême pour ce qui n'est d'ailleurs
plus l'organe officiel du PCF.
Paradoxes
Dans la constante uniformisation de la vie politique d'aujourd'hui, dans le passage systématique de l'idéologie à la communication,
la disparition de ces grains de sable, de cette investigation critique mais cohérente pèse lourdement. Alors que les moyens
de communication ont atteint le niveau technologique que l'on sait, le paradoxe n'est-il pas dans les coûts, devenus exorbitants,
du maintien d'une presse écrite ? Comment comprendre l'apparente facilité de publier un organe contestataire dans les premières
années du XXe siècle et son impossibilité d'aujourd'hui ?
Le problème ne réside-t-il pas plutôt au niveau de la pensée politique elle-même ? Fluidité des groupes contestataires, évanescence
volontaire des structures organisationnelles, alliances résolument ponctuelles, méfiance envers toute idéologie constituée
: comment dans ces conditions bâtir dans la continuité l'organe d'une pensée quand la pensée est instable ?
Pour la Belgique, si l'hebdomadaire Solidaire poursuit son chemin depuis de nombreuses années n'est-ce pas parce qu'à contre-courant
de ces tendances, il a maintenu une organisation monolithique, une idéologie carrée et des militants possédés par une foi
ardente et le sens du sacrifice ?
Mais ce modèle n'est manifestement pas au goût de tout le monde, y compris dans les rangs radicaux. Internet apparaît à certains
comme l'unique solution alternative d'aujourd'hui. Certes l'expression s'y développe libre, torrentueuse, bon marché. Mais
cette expression-là, par son énormité même, ne noie-t-elle pas le sens ? Qui parcourt la toile dans tous ses recoins, qui
ouvre tous ses mails ? Bien des actions ont pu se développer grâce à cet outil : instrument de mobilisation efficace, porteur
de réflexions individuelles, il contribue cependant à l'éparpillement militant, à l'individualisation renforcée. Le doute
plane cependant sur son caractère alternatif à la presse écrite(2). Celle-ci est-elle vraiment frappée d'un " No future "
?
José Gotovitch Professeurs, Centre d'histoire et de sociologie des Gauches
Anne Morelli Professeurs, Centre d'histoire et de sociologie des Gauches
|
Chaque génération de militants, depuis le XIXe siècle a mis beaucoup d'espoirs dans ses organes de presse. Le journal allait
apporter une information différente, tue dans les grands organes ; il allait conscientiser les " masses " et amener aux changements
sociaux tant espérés... Un récent colloque a fait l'état des lieux, le bilan des aventures de la presse radicale de Gauche.
|
1 Presse communiste. Presse radicale (1919-1920) Rôle, organisation et perspectives, organisé par le CHSG de l'Institut de
Sociologie, les 20 et 21 octobre 2005, avec l'appui du FNRS.
2 Cf Nicolas Maleve, Internet, nouvelles solidarités et stratégies de sensibilisations in José Gotovitch-Anne Morelli (Dir.)
Les Solidarités internationales, Histoire et perspectives, Bruxelles, Labor, 2003, pp 199-209
|