L'école, au défi des violences
Esprit Libre : L'actualité récente dans certains établissements secondaires a fait état de nombreux cas de violence scolaire comme à l'athénée
royal Madeleine Jacquemotte. Comment en arrive-t-on à ce type de situations ?
Philippe Vienne : Certains élèves se voient refuser l'inscription dans plusieurs écoles. Résultats : on concentre dans quelques établissements
une population scolaire qui est de plus en plus homogène en termes d'origine sociale et culturelle. Ces établissements deviennent
potentiellement en crise ; se rajoute alors des conflits au sein du personnel, entre enseignants, par exemple. Tout cela rejaillit
sur le climat général et finit par exploser et apparaître au grand jour. Ce qu'aucune école ne souhaite réellement... Mais
parfois, la crise est telle qu'il n'y a plus d'autre solution que de mettre ses problèmes sur la scène publique.
Esprit Libre : Vous avez effectué une étude sur les conditions d'émergence des violences à l'école... Quel était précisément votre mandat
?
Philippe Vienne : Il s'agissait d'une enquête inter-réseaux de la Communauté française, menée de 1999 à 2001, et commanditée par Laurette Onkelinx.
Une enquête de terrain, d'observation, dans des établissements secondaires professionnels. Sur le plan de la méthode, on a
choisi l'immersion dans le quotidien de deux écoles. On en a retiré une " ethnographie " des écoles qui ensuite a pu être
décodée via une grille de lecture qui peut être appliquée à tous les établissements.
Esprit Libre : Votre hypothèse est de dire que la violence ne naît pas que d'un côté de la barrière...
Philippe Vienne : Il y avait quelque chose d'assez faussé me semblait-il dans l'explication des violences : une vision par trop criminologique
de la chose. Les désordres viennent des élèves, point... On voulait dépasser ce point de vue. Et montrer l'importance du cadre
relationnel avec les professeurs. Il n'y a pas que ce qu'on appelle les " incivilités " de la part des élèves. Il fallait
saisir la trajectoire de ces jeunes : comprendre qui ils sont, d'où ils viennent, et pourquoi ils arrivent dans ces écoles
de la dernière chance. On constate un écroulement de leurs aspirations scolaires. Beaucoup de conflits et de défis envers
l'autorité en découlent. Le système scolaire génère toujours de la relégation, de l'orientation systématique vers des filières
déclassées... Le système scolaire produit aussi des exclus en puissance. Tout cela joue pour créer des violences à l'école.
Esprit Libre : La violence de certains élèves contre l'autorité serait alors une réaction, une manière de se trouver une place, même négative
dans le circuit scolaire...
Philippe Vienne : Plusieurs facteurs jouent en ce sens. On nous dit depuis quelques décennies que l'école doit être ouverte à son environnement,
au monde extérieur, aux entreprises... Dans ces établissements scolaires de la dernière chance, c'est assez factice. Pire,
on se rend compte qu'ils se referment de plus en plus sur eux-mêmes : suppression des sorties avec les élèves car elles produisent
des incidents, ce qui érode l'enthousiasme du personnel, difficulté à trouver des stages en milieux professionnels, vu la
réputation des établissements, etc. Au bout du compte on a une vie confinée, avec d'un côté les profs, de l'autre les élèves.
Avec une impression de se retrouver en prison... Certains élèves vont donc réintroduire des éléments de leur vie quotidienne
(l'usage du GSM, du walkman, etc.) au sein même de l'école, ce qui est vécu comme " incivilités ". Le temps scolaire leur
apparaissant de plus en plus perdu, ils essaient de le " récupérer ".
Esprit Libre : Les constats sont assez désespérants. Quels types de solutions pour lutter contre les violences avez-vous remarqués dans les
établissements analysés ?
Philippe Vienne : Il y avait jusqu'à présent dans ces établissements ce qu'on peut appeler des bricolages... pour sauver les meubles, avec les
moyens du bord. Des choses très différentes se mettent en place en fonction des établissements, des contextes. C'est très
éclaté. Il y a des tentatives de négociations avec les élèves pour remonter, avec eux, un ordre scolaire. Ces " stratégies
locales " ne suffisent plus. Il n'y a malheureusement pas de solutions pour éradiquer les violences à l'école, car elles sont
consubstantielles aux systèmes que l'on a créés. Il y a aussi de fausses solutions avancées par certains, comme les " écoles
de caïds ". Ou la tendance à culpabiliser systématiquement le " mauvais parent ", les enseignants ou la direction. Tout cela
est trop simpliste. Et dangereux. Il y a tout un travail à faire - et donc des moyens à injecter - en matière de médiation,
d'accompagnement psychologique, par exemple. Une véritable solution est de commencer par traiter le système scolaire lui-même.
Alain Dauchot
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Chercheur au Centre de sociologie de l'éducation de l'ULB, Philippe Vienne s'est intégré dans le quotidien de deux établissements
du secondaire " à problèmes " durant deux années. Son objectif : mettre à jour les mécanismes d'apparition des violences scolaires.
Rien ne sert de criminaliser une jeunesse déboussolée, nous dit-il. C'est l'ensemble du système scolaire qu'il nous faut revoir...
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À lire :
Comprendre les violences à l'école, Philippe Vienne, Bruxelles, de Boeck, 2003.
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