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esprit libre

[à l'université]
 
 
 
La fourmi qui se clonait

Leurs travaux, publiés récemment dans la prestigieuse revue américaine Science (1), montrent que les reines de la fourmi Cataglyphis cursor sont capables d'exploiter deux modes de reproduction. La reine se clone pour produire les nouvelles reines, mais utilise une reproduction sexuée classique pour produire les ouvrières de la colonie. Ce phénomène surprenant jette un éclairage nouveau sur un des problèmes majeurs de la biologie évolutive : l'évolution de la reproduction sexuée.

Les risques de la reproduction sexuée...

On comprend en effet encore assez mal pourquoi la grande majorité des organismes vivants sont passés d'un mode de reproduction asexué à un mode de reproduction sexué, ce dernier étant a priori bien moins performant. Le passage à une reproduction sexuée est associé à divers coûts peu favorables à son évolution : une dépense d'énergie considérable dans la recherche d'un partenaire sexuel, l'augmentation des risques de prédation, et les risques de transmission de maladies sexuellement transmissibles. Mais surtout, ce mode de reproduction présente l'énorme désavantage de " diluer " les gènes, puisque le descendant n'héritera que de la moitié du patrimoine génétique de chaque parent. Or, tous les spécialistes s'accordent pour dire que le succès en matière de reproduction correspond au fait de mieux disséminer ses gènes que le concurrent. Une reproduction sexuée, dans ce contexte, est peu efficace puisque seuls 50 % des gènes d'un individu se retrouvent à la génération suivante, contre 100 % lorsque les individus se reproduisent de manière asexuée (soit par mitose, c'est-à-dire par dédoublement, soit par parthénogenèse, qui correspond au développement d'un oeuf non fertilisé en un individu adulte).

...et ses avantages

Si l'évolution a sélectionné à un moment de son histoire la reproduction sexuée, c'est que celle-ci a néanmoins certains avantages, qui surclassent la somme des coûts qui lui sont inféodés. Alors que la reproduction asexuée génère des lignées d'individus génétiquement semblables, la reproduction sexuée, avec son important brassage de gènes à chaque génération, produit une descendance hautement diversifiée. La sélection naturelle agit ensuite sur les descendants, génération après génération, et retient les combinaisons de gènes favorables. Plus crucial sans doute, la diversité génétique permet aux individus de mieux résister aux modifications et aux contraintes de l'environnement. Une espèce parthénogénétique peut être remarquablement adaptée à un environnement donné, mais elle risque fort de s'éteindre au moindre changement des conditions (que ce soit les phénomènes majeurs de glaciations ou la simple apparition d'un nouveau virus dangereux).

Une découverte étonnante

À ce jour, il semblait évident que les individus se devaient de sélectionner l'une ou l'autre de ces deux stratégies reproductrices. Jusqu'à cette découverte étonnante dans le monde des fourmis, où l'espèce méditerranéenne C. cursor se révèle capable d'utiliser sélectivement la reproduction sexuée et asexuée suivant la caste de la descendance. Les nouvelles reines (caste reproductrice) sont produites par parthénogénèse et sont génétiquement similaires à leur mère, alors que les ouvrières (caste stérile) sont issues d'une reproduction sexuée classique et montrent une grande diversité génétique. Ainsi, l'utilisation sélective de la reproduction sexuée permet aux reines de C. cursor de maximiser la proportion de gènes transmis aux générations suivantes tout en conservant une variabilité génétique élevée au sein de la colonie, et donc de profiter des avantages des deux types de reproduction tout en contournant largement les coûts qui leurs sont associés.
D'un point de vue évolutif, cette découverte désigne concrètement la variabilité génétique comme étant l'avantage majeur de la reproduction sexuée, mais elle illustre surtout, une fois encore, l'extraordinaire imagination de la nature.

 
Service d'Eco-éthologie évolutive de l'ULB

Les sociétés de fourmis ont de tous temps exalté la curiosité des biologistes. Ces insectes ont atteint un degré extrême de socialité et exhibent une surprenante diversité dans leur organisation sociale et leurs modes de reproduction. Serge Aron et Morgan Pearcy, du Service d'éco-éthologie évolutive de l'ULB, ont mis à jour, en collaboration avec des chercheurs suisses et français, une stratégie de reproduction encore inédite dans le règne animal...



(1)Conditional Use of Sex and Parthenogenesis for Worker and Queen Production in Ants, par Morgan Pearcy, Serge Aron, Claudie Doums et Laurent Keller. In Science, vendredi 3 décembre 2004.

 
  ESPRIT LIBRE > FEVRIER 2005 [ n°28 ]
Université libre de Bruxelles