Douleur : vers de nouveaux analgésiques ?
Depuis de nombreuses années, l'Institut de recherche interdisciplinaire en biologie humaine et moléculaire (IRIBHM) de l'ULB
s'intéresse aux récepteurs cellulaires : des protéines membranaires chargées d'un transfert d'information de l'extérieur de
la cellule vers la cellule elle-même. Il recherche de nouveaux ligands de ces récepteurs (molécules activant le récepteur),
étudie leurs fonctions biologiques et leur implication dans diverses pathologies humaines.
Sous la direction de Marc Parmentier, une des équipes de l'IRIBHM et du Laboratoire de neurophysiologie de la Faculté de médecine
de l'ULB s'est penchée sur un de ces couples récepteur-ligand: GPR10 et PrRP, respectivement. Afin de comprendre les rôles
physiologiques de ce couple, une lignée de souris invalidées - donc privées du gène du récepteur GPR10 - a été générée. PrRP
et GPR10 étant principalement exprimés dans le système nerveux central au sein de certains noyaux de l'hypothalamus, de l'amygdale
et du tronc cérébral, une modification comportementale était plausible. Une batterie de tests a donc été lancée sur ces souris
invalidées : tests d'anxiété, de locomotion, de coordination motrice et de douleur.
Sensibilité réduite
Résultats de ces tests ? Patrick Laurent, jeune chercheur à l'IRIBHM et ses collègues ont constaté que les souris invalidées
affichaient une sensibilité réduite à la douleur, développaient moins de tolérance à l'administration chronique de morphine,
de même qu'une diminution de la dépendance vis-à-vis de la morphine. Tolérance, dépendance, voilà justement deux phénomènes
classiques des drogues opiacées.
Connues depuis l'Antiquité pour leurs propriétés euphorisantes et anti-douleur, ces drogues opiacées (principalement la morphine)
présentent une double faiblesse : d'une part, elles entraînent une tolérance qui implique de prendre de plus en plus de morphine
pour atteindre un même effet ; d'autre part, elles suscitent une dépendance qui entraîne un malaise psychique et physique
lorsque cesse la prise de morphine (le syndrome du sevrage). Ces deux phénomènes de tolérance et de dépendance limitent donc
fortement l'utilisation de la morphine et d'autres opiacés en clinique.
Anti-opiacés
Jusqu'à ce jour, les mécanismes moléculaires qui sous-tendent cette tolérance et cette dépendance sont encore mal compris.
Une hypothèse est avancée : il existerait des mécanismes compensatoires chez l'individu globalement via l'adaptation des réseaux
neuronaux au sein du cerveau. Des peptides dits " peptides anti-opiacés " existeraient au sein du système nerveux et seraient
capables de s'opposer à l'action des drogues opiacées, notamment de la morphine. Les systèmes " anti-opiacés " contribueraient
donc au phénomène de tolérance.
Patrick Laurent est parti de cette possibilité - les systèmes " anti-opiacés " - pour suggérer que PrRP était un nouveau peptide
" anti-opiacé ". Les expériences ont montré que l'administration du PrRP seul induisait une sensibilité accrue à la douleur
chez les souris sauvages et n'induisait rien chez les souris knock-out (privées du gène GPR10). Elles ont aussi montré que
l'administration du PrRP en association avec la morphine bloquait l'effet analgésique de la morphine chez les souris sauvages
alors que rien ne se passait chez les souris knock-out. Ces constats montrent clairement les propriétés " anti-opiacés " de
PrRP et démontrent que le récepteur GPR10 est nécessaire pour avoir cet effet " anti-opiacé ".
Quel intérêt ? PrRP et GPR10 par leur effet " anti-opiacé " participent au phénomène de tolérance à la morphine ainsi qu'au
syndrome du sevrage. Et PrRP ne sortant ses effets que lorsque GPR10 est présent, les observations faites sur les souris invalidées
pour GPR10 démontrent que ce nouveau système " anti-opiacé " est impliqué à la fois dans le contrôle de la douleur et de la
sensibilité à la morphine, dans les phénomènes de tolérance et de dépendance à la morphine et dans l'effet renforçant de la
morphine.
Publiées récemment dans Nature Neuroscience, ces observations font de PrRP et de son récepteur GPR10 un nouveau système "
anti-opiacé " capable de moduler les actions des opiacés tels que la morphine. S'ouvre ainsi la perspective d'utiliser ce
récepteur comme cible thérapeutique pour le développement de nouveaux analgésiques mais également de molécules susceptibles
de lutter contre la tolérance et la dépendance associées à l'utilisation chronique d'analgésiques opiacés.
Les étapes à franchir sont encore nombreuses, la première étant de mieux comprendre cette boîte noire qu'est le cerveau de
la souris et plus précisément d'identifier exactement les neurones impliqués et les mécanismes d'action activés. Des recherches
qui se poursuivront sans Patrick Laurent : le chercheur de 29 ans part dans quelques mois en Angleterre, probablement à Cambridge
pour y effectuer son post-doc.
Nathalie Gobbe
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