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Le numerus clausus

En prenant exemple sur les mesures prises par différents états membres de l'Union Européenne, la Belgique, poussée par des courants (syndicalistes médicaux, mutualistes, autorités politiques, etc.) d'habitude contradictoires, a instauré une limitation de l'offre médicale. Une expérience professionnelle trop réduite et trop peu de contacts avec les patients ont été invoqués comme raison qualitative à la nécessité d'instaurer un numerus clausus. En outre, une situation de surabondance de l'offre présenterait le danger de mener à des prestations abondantes et inutiles, et par conséquent à une augmentation irraisonnée des coûts de santé. Il résulte de ce double point de vue qu'une réglementation en matière de maîtrise de l'offre devait être envisagée. En ce sens, les garanties qualitatives et quantitatives représenteraient les deux pôles de l'organisation de soins optimaux.

Les limites de ce raisonnement sont nombreuses. Si nous envisageons la qualité des soins due à une faible pratique médicale, il convient d'abord de l'objectiver et d'en analyser les raisons. Il serait réducteur de l'imputer directement et complètement à la démographie médicale . En effet, par exemple, de nombreux médecins ont une activité principale non curative ou plutôt non génératrice de dépenses INAMI. Il en est ainsi des médecins actifs dans l'industrie pharmaceutique, des médecins enseignants ou chercheurs, des praticiens de la médecine préventive comme la médecine du travail, des médecins gestionnaires de données hospitalières, etc.(minimum 15 % ).

La densité médicale serait responsable de prestations abondantes et inutiles. Encore une fois, le sont-elles vraiment et le coupable désigné est-il le seul responsable ? Cette accusation est portée sans l'ombre d'une preuve. Des études ont bien montré une augmentation des dépenses concomitantes à l'élévation de la densité médicale sans pour autant démontrer qu'elle en était la cause . L'augmentation des actes médicaux est-elle due au grand nombre de praticiens ou tout simplement à un besoin déjà existant qui n'avait pas pu être rencontré par une offre trop faible en regard de l'évolution de la démographie et des sciences médicales ? La demande induite par le corps médical est-elle un mythe ou une réalité ? Ou au contraire doit-on voir dans ce phénomène une protection contre la crainte grandissante des procès, une recherche de garantie du revenu des médecins, un effet pervers du mode de financement des hôpitaux ou un objectif de rentabilité imposée par les gestionnaires des établissements de soins ? Ces questions restent posées et sont toujours aujourd'hui sans réponse scientifiquement valable.

L'organisation de soins optimaux ne doit-elle pas entre autre faire appel à l'introduction de l'evidence based medecine, des guidelines ou autres revues par les pairs ? En général, ne s'agit-il pas de redéfinir le choix des soins de santé parmi les priorités de notre société ?

Mise en place du numerus clausus

Vu le partage des compétences entre le pouvoir fédéral et communautaire, c'est aux communautés que revient la décision initiale de prendre les mesures relatives à la maîtrise du flux d'étudiants. L'autorité fédérale est, quant à elle, responsable de l'accès à la profession, de l'accessibilité à l'assurance maladie, du contrôle de la qualité des soins et de la maîtrise des coûts. Elle doit, le cas échéant, prendre des mesures conservatoires consistant à ne pas créer de distorsions entre le flux d'étudiants et la reconnaissance finale.

Pour ce faire, l'état fédéral a mis en place, par la loi, une commission de planification dont les missions sont les suivantes : d'une part, déterminer les besoins en matière d'offre médicale, pour ce qui est des médecins et des dentistes et d'autre part évaluer les conséquences de cette détermination de besoins pour la formation des praticiens. La commission a vu étendre, en 1999, ses compétences aux professions d'accoucheuses, de kinésithérapeutes et de logopèdes.

Depuis 1997, divers arrêtés royaux ont fixé les quotas requis de médecins pour aboutir en 2002 à la répartition suivante :

Le même arrêté royal prévoit le nombre minimum de candidats qui ont annuellement accès à la formation pour un titre de médecins spécialistes dont voici le résultat :

Le faible nombre de places de formation dans certaines spécialités soulève de nombreuses questions.
En vertu de l'article 37 ne sont pas soumis aux quotas, les médecins spécialistes en gestion des données de santé, en médecine médico-légale, en médecine du travail, en psychiatrie juvéno-infantile et les médecins spécialistes porteurs de titres professionnels particuliers super spécialistes .

Les méthodes de sélection des candidats varient d'une communauté à l'autre. Alors que du côté de la Flandre, un système d'examen d'entrée a été mis au point, la Communauté française avait, quant à elle, choisi un procédé d'évaluation sur les trois premières années d'étude. Une note est attribuée à l'étudiant comprenant pour 75 % les résultats académiques du candidat (60 points pour la première année et 120 points pour les deux autres années) et pour les 25 % restant une évaluation des capacités de l'étudiant à exercer la médecine. La Communauté française a procédé à la répartition des quotas entre les différentes universités .

En ce qui concerne les dentistes, l'arrêté royal du 30 mai 2002 (MB 18.06.2002) fixe leur nombre à 140 dont 56 pour la Communauté française pour une période s'étendant de 2002 à 2010. De 2002 à 2004, 5 d'entre eux pourront se spécialiser en parodontologie et 5 autres en orthodontie du côté francophone.

La densité médicale comme mesure de l'efficience d'un système de santé ?

La démarche technique de contingentement adoptée par le ministère fédéral, est inspirée par le maintien de la densité médicale du pays au niveau actuel de la Communauté flamande. Des fréquences attendues de la féminisation, de la mortalité et de la diminution du temps de travail (en fonction de l'âge des praticiens et de l'évolution de la société de loisir) ont été intégrés dans le modèle conduisant à la détermination des quotas. Cette méthode, limitant l'offre, ne tient en aucun compte de la disparité des besoins de santé au nord et au sud du pays ni de l'évolution de la demande en soins (vieillissement de la population, offre de soins plus performante, qualité de vie,…).

La " pléthore " médicale belge a été soulignée par la Commission de planification en comparant la densité médicale de notre pays à celles de la France et des Pays-Bas. Ces dernières étant considérées comme seuils limites à ne pas dépasser. La comparaison de densité médicale comporte plusieurs problèmes méthodologiques dus, premièrement, à l'utilisation de la densité comme instrument de mesure et deuxièmement à la validité des comparaisons internationales. La disparité du concept de médecin, la prise en compte ou non des médecins en formation, le taux de féminisation de la profession influencent la mesure de la densité. Il faut encore ajouter la disparité des systèmes de santé (le " gatekeeping ", la capitation, etc.).

Numerus clausus or not numerus clausus ?

Restreindre le nombre de médecins n'entraînera pas, ipso facto, la maîtrise du nombre d'actes médicaux pour les raisons évoquées précédemment. Cependant, la limitation des effectifs médicaux peut trouver sa légitimité pour les aspects qualitatifs de la pratique (par exemple un chirurgien cardiaque qui opère 10 cœurs par an sera difficilement performant). Pour éviter l'effet inverse constaté dans les pays voisins (listes d'attente, etc.), une attention soutenue doit être portée quant aux quotas et méthodes de contingentement ainsi que des mesures de sélection ressenties par beaucoup comme iniques.

Les difficultés actuelles de recrutement de certains spécialistes dans les hôpitaux démontrent que les dispositions relatives au numerus clausus sont des mesures à contre temps. Nécessaires dans les années 70, elles ne paraissent pas opportunes aujourd'hui alors que la force de travail des candidats spécialistes est passée de 80 à 48h/semaine . Ceci justifie la démarche de la Communauté française, en particulier de son ministre de l'enseignement supérieur, visant à faire étudier par l'ULB et l'UCL les perspectives d'avenir à long terme. L'évolution de la profession médicale et de ses métiers hors INAMI, l'évolution des sciences médicales élargissant les possibilités diagnostiques et thérapeutiques et l'évolution du marché professionnel hospitalier demandeur de nombreux spécialistes sont des éléments dont il faut absolument tenir compte.

L'avant-projet de décret de la Communauté française

Les recours devant le Conseil d'État ont permis à certains étudiants de poursuivre leurs études sans être porteur d'une attestation. L'accès à un troisième cycle de spécialisation leur sera refusé dans l'état actuel des dispositions législatives. Il en va de même pour les étudiants en médecine détenant une attestation B . L'État fédéral prévoit depuis 2002 de ne plus restreindre l'accès à certaines spécialisations. La Communauté française voudrait permettre aux étudiants cités ci-dessus de pouvoir accéder à ces spécialités et transformer le système de sélection actuellement en vigueur. L'accès à la spécialisation serait régulé comme auparavant par les jurys universitaires mais dans la limite des quotas imposés par le fédéral. De cette manière, la régulation de la démographie médicale aura lieu lors de l'accès à la spécialisation de sorte que la capacité médicale sera approchée par les aptitudes de l'étudiant lors du deuxième cycle et non lors du premier cycle. Cet avant-projet permettrait de rencontrer plus favorablement la législation fédérale.

La perceptive européenne

L'application des différents types de numerus clausus depuis plusieurs années a produit une réduction du nombre de médecins entraînant des conséquences importantes sur l'accessibilité et l'organisation des soins de santé (listes d'attente, fermetures de services de soins, recrutement de main d'œuvre étrangère, transfert d' actes médicaux à du personnel non médical, envois de patients à l'étranger, …).

En Europe, les prises de décisions nationales relatives à la démographie médicale sont mouvantes et dispersées. Elles se répercutent sur l'ensemble des soins de santé sans tenir compte des conséquences sur les autres membres de la communauté. Une harmonisation des conditions de l'offre des soins de santé en Europe impose une réflexion sur l'évolution de la demande en prônant une accessibilité performante. Ce dernier point n'est-il pas qu'une partie du défi plus ambitieux de la construction des systèmes de soins de santé et de l'assurance maladie de l'Europe de demain ?

Alain De Wever
Docteur
Professeur d'économie de santé à l'ULB
Nadia Benahmed
Chercheur au laboratoire d'économie de santé à l'ULB

Les médecins constituent l'un des principaux leviers d'action de tout système de santé. Parce que le médecin est acteur et prescripteur, donc générateur de dépenses, la démographie médicale fait l'objet, dans la plupart des pays occidentaux, d'une attention soutenue, le plus souvent dans une perspective de contrôle des dépenses de santé. La mise en place du numerus clausus a été, et est encore, considérée comme une solution à ce problème.
Cependant en Belgique, le numerus clausus est apparu plus récemment en comparaison des pays européens.



 
  ESPRIT LIBRE > MARS 2003 [ n°10 ]
Université libre de Bruxelles