André Sapir
Européen, mais citoyen du monde
Esprit Libre : Il y a aujourd'hui un rapport
européen qui porte votre nom. Ce rapport a fait du bruit tant au sein de la
Commission qu'en dehors... Quelles en sont les raisons ?
André Sapir : C'est un rapport qui a fait
beaucoup de bruit parce qu'il a mis le doigt sur le problème crucial de la
croissance trop faible en Europe. Il l'a fait de manière cohérente et
innovatrice. Mais tout le monde était d'accord sur le constat. C'est au niveau
des solutions envisagées que cela a quelque peu coincé auprès de certains...
Nous n'avons pas eu de tabous, y compris en ce qui concerne l'agriculture et le
budget. Nos recommandations - que certains ont appelées " courageuses " et
d'autres " insensées " - n'ont pas pu être balayées facilement car elles
reposaient sur une analyse rigoureuse. Il faut souligner que cette analyse
existait déjà, par morceaux, depuis longtemps. Nous avons essayé de construire
un édifice d'analyses cohérent, autour de trois blocs : le marché intérieur,
l'union économique et monétaire, et le budget communautaire.
Esprit Libre : Vous remettez notamment en
cause les politiques régionales actuelles de l'Europe en proposant que la
politique de cohésion soit réorientée plutôt vers les pays pauvres. Dans votre
optique, une région comme le Hainaut belge risque de voir son financement europé
en disparaître...
André Sapir : Nous recommandons que les pays "
riches " aident les pays " pauvres ". En ce qui concerne la mise en oeuvre de
cette politique d'aide, dans tel ou tel pays, les régions vont continuer à
jouer un rôle essentiel. Cependant, dans notre optique, les régions " pauvres "
au sein de pays " riches " (le Hainaut pour la Belgique, par exemple) ne béné
ficieraient plus d'aide communautaire. Vu l'étroitesse du budget communautaire,
nous pensons que la solidarité au niveau européen doit se concentrer sur les
pays " pauvres ". Parmi les 27 pays qui seront bientôt membres de l'Union europé
enne, la Belgique est clairement un pays " riche ", et donc non éligible à
notre avis au titre de la politique de cohésion. Ceci ne signifie pas, bien
entendu, que notre pays ne puisse bénéficier d'autres volets du budget europé
en.
Esprit Libre : Quels sont aujourd'hui les
grands défis de l'Union européenne ?
André Sapir : En termes économiques, c'est
incontestablement la question de la croissance. En 30 ans, nous avons perdu un
point de croissance potentielle; nous sommes passés de 3 à 2 %. C'est
gigantesque ! La question sous-jacente concerne nos modèles sociaux européens.
Ceux-ci impliquent des éléments de redistribution, ce qui est très bien mais
aussi très coûteux. La population européenne vieillit, l'économie évolue, se
globalise, la technologie transforme aussi nos industries. Ces facteurs vont
sans doute augmenter la demande de protection sociale. Comment la financer ?
Voilà le premier défi. L'autre concerne l'élargissement et la gageure é
conomique qu'il représente parce que l'écart des revenus entre les 15 membres
actuels et les 10 pays qui entreront dans l'Union en mai de cette année est trè
s important. Les attentes de ces nouveaux membres sont énormes : comment y ré
pondre ? Enfin, il va falloir également gérer une Communauté à 25, puis 27,
voire plus !
Esprit Libre : Si vous deviez décliner votre
identité, est-ce que vous vous définiriez d'abord comme européen, comme belge,
comme bruxellois, comme francophone... ?
André Sapir : Mes parents sont nés russes. Mon
père à Vilna, aujourd'hui Vilnius, la capitale de la Lituanie. Ma mère à Ismaï
l, petit port du Danube aujourd'hui situé en Ukraine. Par les hasards de
l'Histoire, il avait la nationalité polonaise et elle était roumaine lorqu'ils
se sont rencontrés à Gand dans les années 30. Mon frère et moi sommes nés avec
la nationalité polonaise... J'ai vécu dix ans aux États-Unis où j'ai rencontré
une Indienne que j'ai épousée à Calcutta, sa ville natale... J'aime beaucoup la
Belgique et Bruxelles en particulier pour leur double culture nationale et leur
ouverture au monde... Vous ne serez pas étonné si je vous dit que suis europé
en, mais citoyen du monde.
Esprit Libre : Que faites-vous quand vous avez
du temps libre ?
André Sapir : Je fais du jogging, je lis
beaucoup, surtout des livres d'Histoire et de politique. Je passe des moments
agréables avec ma femme - qui est professeur d'épidémiologie des désastres à
l'UCL -, et avec ma famille, mes amis et mes deux chats qui me tiennent
compagnie lorsque ma femme effectue des missions à l'étranger!
Esprit Libre : Êtes-vous un grand voyageur et
quelles sont vos destinations favorites ?
André Sapir : Je voyage beaucoup pour mon
travail. Pour participer à des réunions et des conférences. Pour les vacances,
j'aime avant tout la région méditerranéenne ; j'apprécie l'ambiance des petits
villages. Mais à vrai dire, je me sens bien partout. Le monde est un
village...
Alain Dauchot
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Professeur d'économie à l'ULB où il enseigne l'économie internationale et l'inté
gration européenne, membre de l'ECARES (European centre for advanced research
in economics and statistics), André Sapir est également conseiller du président
Prodi à la Commission européenne. Le fameux rapport qui porte son nom a fait
couler beaucoup d'encre ces derniers mois. Rencontre avec un homme passionné
par le devenir de l'Europe.
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