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esprit libre

[à l'université]
 
 
 
Des insultes aux ragots... en passant par les mots doux

Esprit Libre : La thématique que vous avez choisie comme cadre de recherche est assez inattendue... Qu'est-ce qui vous a poussée à étudier les insultes ?
Laurence Rosier : Dans le cadre d'un séminaire d'initiation aux méthodes socio-linguistiques avec mes étudiants, j'abordais la question de savoir comment travailler sur la langue telle qu'elle se parle. Nous avions choisi d'aborder les questions liées à l'identité : comment l'on se définit lorsque l'on habite à Bruxelles, par exemple. De fil en aiguille, les étudiants en sont venus à se dire : quand on dit " sale francophone " ou " flamoutche ", on se définit aussi un peu... On a donc décidé de travailler sur les insultes.

Esprit Libre : Comment définir l'insulte ?
Laurence Rosier : L'insulte, c'est tout mot qui peut être perçu comme blessant par l'autre. Certains mots deviennent insultant par la situation, mais ne le sont pas sans ce contexte. Sur un site d'extrême droite par exemple, on trouvera le terme " espèces de Fantomettes " pour parler des femmes voilées. Or, le personnage de Fantomette n'est pas du tout insultant en soi. Mais le " espèces de... " et le contexte extrémiste lui donne son caractère insultant.

Esprit Libre : Tout mot ou locution peut devenir insultant en fonction de celui qui énonce, de celui à qui c'est adressé, du public éventuel et du contexte...
Laurence Rosier : Toutes ces composantes entrent en compte. On peut se lancer des insultes entre jeunes sans pour autant qu'elles ne soient vécues comme telles : " Eh banane ", " Eh Ducon " peuvent passer pour des accroches amicales. Par contre, certaines insultes ne seront jamais acceptées de la sorte : le grand classique étant " Fils de pute ", qui reste l'insulte suprême avec " Pédé ", dans les cours de récréation.

Esprit Libre : Est-ce que l'usage de l'insulte commence tôt... Dès la maternelle ?
Laurence Rosier : À la maternelle, on ne parle pas encore d'insultes mais de gros mots. Le côté scatologique est très récurrent dans le langage des tout petits. Mais ils ne cherchent pas encore à blesser l'autre. Par contre, dès les primaires, les enfants ont compris le pouvoir des mots, notamment pour faire mal...

Esprit Libre : Vous distinguez les ethnotypes, les sociotypes et ce que vous avez appelé les ontotypes...
Laurence Rosier : Les ethnotypes, ce sont généralement les insultes de type raciste : on fige l'autre dans son ethnie. Soit en faisant référence à une nationalité qui suggère un cliché (" Hollandais " sous-entendra le côté pingre), soit en accompagnant la nationalité de " Sale... ", soit en utilisant un dérivé insultant en soi (" Macaque ", etc.). Les sociotypes sont liés aux professions et aux attitudes sociales. Les ontotypes touchent à l'essence : on peut vous traiter d'" idiot " pour qualifier une situation précise à un moment donné, mais on peut aussi vous le balancer à la figure, sans référence à un contexte particulier. Dans ce cas, on tend à vous caractériser comme un idiot de façon ontologique, d'où l'étiquette d'ontotype.

Esprit Libre : Pourquoi étudier les insultes ?
Laurence Rosier : C'est intéressant d'un point de vue linguistique parce qu'on liste des mots qui font partie d'un patrimoine oral. Ce lexique clandestin qui se renouvelle fait partie de l'évolution de la langue. C'est également stimulant d'un point de vue méthodologique pour les étudiants, qui s'intéressent à des objets qui ne sont pas des objets d'étude classique. Par ailleurs, analyser le phénomène de l'insulte peut faire comprendre que les mots ont un pouvoir et peuvent être violents. Il y a donc aussi, de manière sous-jacente dans notre étude, un aspect citoyen. Et enfin, cela peut aussi intéresser le droit : dès lors que tout mot peut devenir une insulte, comment définir juridiquement ce qu'est une insulte ?

Esprit Libre : Vous en êtes venue tout naturellement à étudier ce qui peut apparaître comme le pendant positif de l'insulte : le mot doux...
Laurence Rosier : Au départ, on pensait étudier les mots de l'intimité amoureuse. Donc, forcément, ce que l'on ne dit pas devant tout le monde. Il n'était dès lors pas évident de récolter le matériel, pensions-nous. Cependant, les mots doux s'affichent de plus en plus : regardez les petites annonces de Libé à l'occasion de la St-Valentin. Il y a aussi le phénomène des blogs où l'intime est mis sur la place publique. Nous avons fait le même type d'enquête et d'interviews que pour les insultes, en élargissant la recherche à divers supports (on trouve des mots doux sur les troncs d'arbre, sur les pierres tombales...). Je voulais aussi une approche plus anthropologique, liée à des pratiques quotidiennes de tout un chacun.

Esprit Libre : Vous êtes partie d'hypothèses de départ ?
Laurence Rosier : Oui. On s'est demandé si l'on allait retrouver les mêmes champs sémantiques. Nous avons pu classer les mots doux en utilisant les trois modèles utilisés pour les insultes... On retrouve d'autres similarités, comme l'utilisation du langage animalier, les mots doux à caractère sexuels, les ethnotypes aussi...

Esprit Libre : Quel sera votre prochain objet d'étude ?
Laurence Rosier : les ragots, les potins et les commérages... Des discours qui circulent aussi clandestinement...

Alain Dauchot


Licenciée en philologie romane, professeure de linguistique française, chercheuse attachée au Cercle de linguistique des universités de Bruxelles, Laurence Rosier se passionne pour des sujets d'étude peu développés en linguistique : les insultes et les mots doux. De " gros con " à " ma p'tite poupée ", tout un programme !



 
  ESPRIT LIBRE > AVRIL 2005 [ n°30 ]
Université libre de Bruxelles