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Journalisme : un certain retour en arrière...

Depuis l'aube de son histoire, divers mécanismes administratifs tiennent la presse à carreau. Aussi est-elle presque toujours un instrument de gouvernance des milieux politiques et religieux. Durant les deux derniers tiers du XIX e siècle, la presse gagne cependant peu à peu de l'autonomie. C'est alors que le métier de journaliste, tel que nous le comprenons aujourd'hui, est né.

Avec le temps, l'empreinte politique et littéraire cède le pas à un compte-rendu des faits qui ne dispense pas la mise en perspective, l'analyse et la prise de position. La factualité de l'information ne fait dès lors que se renforcer, l'apparition de la radio (en 1920-30) et celle de la télévision (en 1940-50) y contribuant grandement : confrontés à une pluralité de médias, les citoyens décèlent mieux les silences, les biaisements ou les absences de rigueur. L'autonomisation de l'audiovisuel par rapport au pouvoir politique (dans les années 1950-70) accentue encore les progrès d'une information plus tournée vers les citoyens. Mais, parallèlement, des mécanismes divers commencent à entamer sa marge de manoeuvre...

Une autonomie restreinte

Après la 2e Guerre mondiale, la publicité devient une ressource déterminante dans la gestion des médias. Les éditeurs vont ainsi accorder plus d'importance à des sujets susceptibles de favoriser l'acquisition des produits et services des annonceurs. Ceux-ci n'hésitent d'ailleurs pas à exercer des représailles quand le traitement de thèmes les concernant ne leur convient pas. Mais les milieux d'affaires décident aussi de fournir " informations " et " analyses " aux médias. Les " événements " de l'actualité deviennent ainsi de plus en plus le fruit de services de presse et d'agences de communication agissant pour le compte des entreprises, mais aussi d'institutions et d'associations.

La gigantesque prolifération de périodiques et la démonopolisation de l'audiovisuel déclenchent une féroce logique de concurrence. L' " intérêt humain " détrône lentement la raison et donne aux journaux une dimension de divertissement où l'information elle-même prend des allures de spectacle. L'audience devient le souci majeur des médias et non pas l'information du public.

Le développement des télécommunications fait que l'actualité peut être traitée en temps réel, en liaison directe avec les endroits où se déroulent les événements et où les médias dépêchent des envoyés spéciaux. Plus de recoupement, plus de vérification des faits, plus de mise en perspective, faute de temps et de distance par rapport à l'événement. La généralisation de l'informatique a, entre autres, une conséquence importante : de nombreuses étapes assurées par des techniciens spécialisés le sont aujourd'hui par les journalistes eux-mêmes. Ce qui leur laisse peu de temps pour la collecte, la vérification et l'interprétation de l'information. Aussi, ce sont désormais de plus en plus les communicateurs extérieurs qui dicteront l'" agenda " des médias.

Enfin, un nouveau venu entre en scène : Internet. Tout individu peut désormais être à la fois récepteur et émetteur d'informations, d'opinions, d'analyses. Les journalistes perdent ainsi leur " monopole " de la fonction d'informer.

Une société duale

L'évolution du système médiatique porte à croire à une crise de plus en plus accentuée de la conception du journalisme née au XIXe siècle. Car, désormais, la couverture de l'actualité est faite selon des critères qui ne sont plus ceux d'un service rendu au public pour lui permettre l'insertion dans la société, l'assomption du statut de citoyen dans la cité. Il s'agit désormais de lui fournir une part de rêve et de jeu nécessaire pour lui permettre de surmonter les contraintes, les tensions, le stress, les angoisses de la vie quotidienne, professionnelle et familiale, mais aussi de l'amener à assumer pleinement et joyeusement son statut de consommateur.

La conception du journalisme des XIXe-XXe siècles disparaîtra-t-elle pour autant ? Non. De la même façon que différents groupes sociaux payent des abonnements pour accéder à des télévisions aux programmes exclusifs, des radios à la programmation musicale spécialisée ou des publications au contenu pointu, il y aura bien des publics disposés à payer pour une information de qualité. Aussi, une grande majorité de la population consommera des médias plutôt gratuits, soucieux avant tout de communication, d'émotion et de divertissement. Alors qu'une minorité cherchera à avoir une information qui lui coûtera plutôt cher, mais qui lui permettra une plus grande opérationnalité face aux contraintes de la vie et l'autorisera à maintenir son statut privilégié au sein de la société...

Autrement dit : si le journalisme comme métier d'information de masse est en voie de disparition, il restera toutefois comme métier d'information des élites ou de groupes sociaux restreints. D'autres techniques reprendront du service (telle la rumeur), retrouveront le terrain perdu (telle la propagande) ou gagneront encore de l'importance (telle la publicité). Nous assisterions ainsi à une sorte de retour en arrière : du XVe aux XVIIIe-XIXe siècles, malgré l'imprimerie et les diverses publications, les milieux dirigeants disposaient de circuits privés qui proposaient des " informations exclusives " et échappaient plus aisément à la censure. L'histoire a pourtant mis en évidence l'interdépendance entre les avancées du système démocratique et le degré d'autonomie de l'information. Et il est pour le moins douteux que l'avenir de nos sociétés puisse échapper à un tel principe ...

J.-M. Nobre-Correia
Professeur à la Faculté de philosophie et lettres Section information et communication

Voici quelques décennies que le métier d'informer donne des signes de plus en plus frappants de grave crise. Va-t-il pour autant disparaître ? La réponse ne peut qu'être nuancée...



V. sur cette même thématique J.-M. Nobre-Correia, " Les incertitudes de demain ", in Espace de Libertés, Bruxelles, n° 239, mars 1996, p. 14, et " Une certaine mort annoncée ", in Politique, Bruxelles, n° 37, décembre 2004, pp. 46-49.

 
  ESPRIT LIBRE > AVRIL 2005 [ n°30 ]
Université libre de Bruxelles