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esprit libre

[à l'université]
 
 
 
Marcel Liebman Loin des fétiches, des princes et des bonzes

L'expérience du Janson avec Liebman restait pour les étudiants, perturbés ou agressés dans leur prudence et leur quiétude, un souvenir marquant de leur passage à l'ULB.

Marcel Liebman était de ceux qui avaient marqué profondément mai 68 à l'Université. Tout le monde le disait de gauche et marxiste. Pourtant, cet historien du socialisme ne cessait de critiquer la social-démocratie et les pays du " socialisme réel " à l'Est, comme les partis communistes à l'Ouest. Il participait peu aux commissions facultaires mais disséquait avec ses étudiants le fonctionnement de l'Université. Comme il allait jusqu'au bout de la critique, il était aussi en marge de l'institution.

20 ans après

Pour Liebman, le travail de l'historien ne consistait pas " à sauvegarder les apparences de l'impartialité, à prétendre à l'absolue sérénité et à se soumettre aux exigences du conformisme académique pour qui modération est synonyme de sagesse ". Il pensait que le propre de l'historien " est de dire ce qui a été, sans plus de respect pour les fétiches, les princes et les bonzes ".

Aujourd'hui, 20 ans après sa mort, ses livres sont réédités en plusieurs langues et de nouveaux ouvrages paraissent. Son essai autobiographique Né Juif vient d'être édité en anglais par les éditions Verso de Londres. Gilbert Achcar fait paraître l'échange de correspondance (datant de 1967) autour de la guerre des Six Jours, entre Marcel Liebman et Ralph Miliband, deux amis très proches, mais qui ne partageaient pas le même point de vue sur la question .

Marcel Liebman, né à Bruxelles en 1929, issu d'une famille traditionaliste, aura jusqu'à la fin de ses études à l'ULB des opinions conservatrices. Son séjour à la London School of Economics en 1953, où il se lie d'amitié avec Ralph Miliband qui y enseignait, sera déterminant pour son orientation ultérieure.

Engagements

Imprégné de culture religieuse juive et marqué par la terreur et la perte de son frère Henri, déporté à Auschwitz, il refusa cependant d'être enfermé dans une identité qui déterminerait son attitude à l'égard du conflit israélo-palestinien. Il s'était déjà engagé, avec sa femme Adeline, aux côtés du FLN pour l'indépendance de l'Algérie. Il fera de même pour la Palestine. " L'expérience me montra, écrivait-il dans Né Juif , les ravages qu'un racisme anti-arabe avait opéré parmi les Juifs ". Il s'engagera sans relâche pour une paix juste et durable au Moyen-Orient. Il favorisera - au moment où la chose était encore tabou - des rencontres entre Israéliens et Palestiniens au prix d'insultes, d'injures et de menaces proférées par ceux pour qui tout Juif critique d'Israël est un traître. Il écrivait encore en 1984 que " la sécurité véritable à laquelle aspire Israël est liée à la création de l'État palestinien, condition indispensable à la disparition des tensions, des conflits et des guerres qui, depuis si longtemps, déchirent la région. Si, par contre, les Palestiniens demeurent un peuple sans patrie, tous les habitants du Moyen-Orient - les juifs d'Israël y compris - ne sortiront pas de l'impasse où ils se trouvent, avec l'engrenage de terreur et de contre-terreur qui en est l'inévitable conséquence ".

Une Fondation

À sa mort, ses amis ont créé une Fondation à l'ULB pour poursuivre l'étude et l'enseignement des sciences politiques et sociales dans la perspective critique de Marcel Liebman(1). Depuis, un professeur étranger est invité chaque année dans le cadre d'une chaire. Des colloques, des conférences et des séminaires sont organisés. Cette année, à l'occasion du 20e anniversaire de sa disparition, l'Institut organisera des activités autour des différentes facettes de son travail : l'avenir de la gauche en Europe, l'engagement des Juifs vis-à-vis de la Palestine, les pratiques d'enseignement à l'Université, le rôle des intellectuels et l'évaluation de la révolution russe aujourd'hui.

Marcel Liebman a marqué l'Université et des générations d'étudiants par sa posture intellectuelle. À l'opposé de beaucoup d'universitaires et de penseurs qu'il fustigeait et accusait de justifier l'ordre établi, Liebman s'efforçait non pas de dire la vérité aux opprimés au nom du pouvoir, mais de dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés. À ceux qui lui reprochaient : " vous autres, intellectuels, vous excellez à critiquer, mais que proposez-vous ? ", il aurait pu rétorquer : " La critique est difficile et la contestation aussi. C'est pour cela que les contestataires, infiniment moins nombreux que les conformistes, ne courent pas les rues ".

Mateo Alaluf
Président de l'Institut Marcel Liebman

À peine inscrits à l'Université, les étudiants se précipitaient à son cours. Prévenus par la rumeur, ils étaient tous curieux, enthousiastes ou hostiles, mais jamais indifférents. " Déroutés, selon l'expression de son ami Robert Devleeshouwer, que la science politique puisse être autre chose que litanie 'objective' ", ils se frotteront à ce " non conforme qui les assignait à réfléchir ".



(1)La Fondation est devenue Institut Marcel Liebman.

À lire
Born Jewish : A Childhood in Occupied Europe, Marcel Liebman, Éditions Verso, Londres, 2005.
Le dilemme israélien. Un débat entre Juifs de gauche, Lettres de Marcel Liebman et Ralph Miliband, présentées par Gilbert Achcar, Lausanne, Editions Page 2, 2006.
Infos : www.institutliebman.be

 
  ESPRIT LIBRE > AVRIL 2006 [ n°39 ]
Université libre de Bruxelles