Isabelle De Ruyt
Face à la guerre
16 morts à Jalalabad. Un ami me téléphone de Kaboul pour m'annoncer la nouvelle. Un convoi militaire a été attaqué et 16 civils
afghans ont perdu la vie. Je pense au Dr. Hekmat, au jeune Habibi, à Munira et à tous mes anciens collègues. Le gouvernement
afghan dénonce une réaction disproportionnée des soldats américains mais les autorités américaines nient toute responsabilité.
Entre temps, la population est dans la rue et chante des slogans meurtriers.
Ces slogans, je les écoutais du haut du toit de mon bureau deux ans plus tôt. Je travaillais alors comme officier chargé des
affaires politiques pour les Nations Unies à Jalalabad. Depuis quelques jours des émissions de radio relayaient l'article
du magazine Newsweek selon lequel des gardes américains avaient profané le Coran à Guantanamo Bay. Ce jour-là les manifestants,
surtout des jeunes manipulés par ceux que le développement de l'Afghanistan menace, avaient pris les armes. Les cibles civiles
étant plus accessibles que les bases militaires américaines, c'était finalement aux bureaux des Nations Unies, de la Croix
Rouge et d'autres ONG qu'ils s'étaient attaqués.
Est-ce à dire que nos efforts sont vains, que l'Afghanistan est irrécupérable, que notre intervention là-bas est au mieux
inutile au pire malvenue et aggravante? Certains le disent mais je refuse d'y croire.
De loin il est difficile de comprendre la lenteur des progrès. Mais ce pays aura besoin de bien du temps pour se remettre
de 30 années de conflits qui l'ont laissé exsangue. Quand on survole le désert qu'est aujourd'hui l'Afghanistan, il est difficile
d'imaginer qu'il était un temps où ce pays était un paradis de vergers et de vignobles, de jardins d'épices et de forêts de
bois précieux ; que dans les années 60, l'horticulture et les fruits secs représentaient près de la moitié des recettes d'exportation
du pays. Il ne suffit pas d'arrêter les conflits, c'est tout cela et tant d'autres choses qui ont été détruites et qu'il faudra
reconstruire.
À lire les revues de presse, on s'habituerait presque à l'idée que certains pays sont par nature des lieux de désolation.
On oublie que leurs habitants, eux, n'envisagent pas avec notre fatalisme d'en rester là de leur misère. Mes collègues qui
travaillaient au redressement de leur pays, ont une rage au coeur de voir leur pays renaître. C'est cet espoir et cette volonté
que nous devons soutenir.
Chaque génération a ses défis. Mais il semble être une constante importune à travers les âges : la capacité inaltérable de
certains êtres humains à initier de nouveaux conflits.
Pourtant, en 1945 au sortir d'une guerre terrible les Nations du monde s'étaient engagées à " préserver les générations futures
du fléau de la guerre ", proclamant " leur foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la
personne humaine, dans l'égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites ".
Ce sont ces idéaux qui m'ont amenée à la Faculté de sciences politiques de l'ULB. Ce sont eux qui me poussent de mission en
mission à apporter ma pierre à l'édification de cette paix dans le monde qui sans cesse nous échappe mais qu'il nous faut
inexorablement poursuivre.
À l'ULB, mes cours favoris étaient ceux lors desquels les professeurs partageaient leurs expériences vécues - dans les trains
de Russie, les hôpitaux d'Afrique, les refuges pour intouchables en Inde. Ils nous apportaient cet enthousiasme inimitable
des gens qui croient en la nécessité de se frotter aux réalités du terrain.
J'ai commencé mes études durant une période d'espoir. Après une longue série d'actions avortées durant la Guerre froide, la
communauté internationale allait enfin pouvoir établir ces idéaux proclamés avec tant d'espoir 60 ans plus tôt. Et puis, ce
furent la Somalie, le Rwanda, la Bosnie, le Liberia... Une période douloureuse où l'on fut confronté de plein fouet à de dures
réalités : celles des compromis, des agendas politiques, des intérêts économiques, de l'indifférence sereine de ceux qui ne
savent pas et ne veulent pas savoir et du cynisme de ceux qui savent mais que cela n'arrange pas.
Ce n'est pas si facile après tout d'arrêter une guerre, de réconcilier des frères qui se sont entre-tués, de convaincre les
nantis qu'il faut partager et de redonner espoir à ceux qui ont tout perdu.
Et pourtant, des organisations magnifiques sont aussi nées ce dernier siècle : la Croix-Rouge, Médecins Sans Frontières, Amnesty
International, Handicap International, l'OIM, l'OSCE, la Banque Mondiale et les Nations Unies pour n'en nommer que quelques-unes.
Chacune contribue à sa façon à réparer ce que certains ne peuvent pas s'empêcher de détruire.
Voilà mon plaidoyer : il faut allouer bien plus de moyens et de ressources à ces organisations. Il faut soutenir les efforts
internationaux qui permettent de contrecarrer les ambitions nationales et privilégier la prévention des conflits, parce qu'une
génération qui a connu la guerre est une génération abîmée sinon perdue.
Isabelle De Ruyt
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Isabelle De Ruyt est licenciée en Sciences politiques de l'ULB (Promotion 1996). Depuis ses études à l'ULB, elle a obtenu
un Masters en relations internationales de l'Université Johns Hopkins - SAIS et a travaillé pour NDI, l'OSCE, l'OIM et les
Nations Unies en Macédoine, en Iran, au Pakistan, en Afghanistan, à Vienne et aux États-Unis dans le domaine du développement
et de la gestion des conflits.
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