Basculement du travail : les années charnières
Avec l'augmentation du chômage à partir du milieu des années 70, un nouveau cours politique s'inscrira désormais en rupture
avec la période précédente. L'élargissement progressif de l'engagement économique et social de l'État et la priorité accordée
à la maîtrise du marché seront remis en cause. Le rôle redistributeur de l'État, au cur des logiques de protection sociale,
se trouvera ainsi atteint. La valorisation du marché s'accompagnera de politiques de privatisation qui toucheront également
la sécurité sociale. La libéralisation de l'économie entraînera une double inégalité des revenus. D'une part, alors que de
1948 à 1980 les revenus du travail avaient connu une croissance plus forte que les revenus du capital, la tendance s'inverse.
D'autre part, au sein même des revenus du travail, les écarts entre hauts et bas salaires se creusent. On assiste à une précarisation
du salariat.
Le basculement des 50 dernières années se traduit par les transformations des activités et des actifs, de l'immigration, du
chômage et des conditions de travail.
Causes et effets
L'augmentation de la scolarité et de la scolarité obligatoire (passée de 14 à 18 ans en 1983) et l'augmentation des retraités
et des préretraités ont eu pour effet d'amputer la population active à ses deux extrêmes. Et l'augmentation de l'espérance
de vie en bonne santé aurait dû permettre à des pensionnés et prépensionnés de bénéficier de conditions de vie inédites si
le montant des retraites n'avait été rogné 1 .
Cette diminution des actifs jeunes et vieux est compensée par l'augmentation de l'activité féminine. Les femmes sont non seulement
plus nombreuses à travailler mais contrairement à la période précédente, elles n'interrompent plus leur vie professionnelle
avec la maternité. L'augmentation de la part des services qui forment la majorité des activités économiques a accompagné cet
accès massif des femmes à l'emploi. La féminisation de l'activité, qui constitue sans doute la principale transformation de
notre société, n'aura cependant pas suffi à enrayer l'infériorisation des femmes dans l'emploi.
Les mouvements migratoires ont connu des fluctuations pendant les 50 dernières années. Le travail demeure le moteur principal
des migrations. Aujourd'hui, dans un contexte mondialisé, l'immigration ne concerne plus seulement les hommes, célibataires,
issus de milieux ruraux et peu scolarisés, mais également un grand nombre de femmes et d'enfants se déplaçant souvent seuls,
de personnes d'origine urbaine et très scolarisées. La question posée par les phénomènes migratoires n'est plus liée aux seuls
droits sociaux et politiques. La revendication du droit à la libre circulation et à l'installation est à présent à l'avant-plan.
Avec la mondialisation, capitaux, biens, services et informations circulent à leur guise mais on déploie toute l'ingéniosité
et la force des États pour assigner sur place des populations affamées par la misère, la maladie et la guerre. Les sans-papiers
sont la nouvelle figure des migrations transnationales. Leur situation, faite d'un mélange d'insécurité de séjour, de tolérance
et de répression, perpétue l'organisation d'un marché du travail au noir, devenu aujourd'hui une composante structurelle
de l'économie.
Précarisation
Alors que les conditions de travail ont connu sur longue période une amélioration considérable, l'ampleur et la durée du chômage
ont contribué à partir des années 80 à leur détérioration. En effet, l'accroissement du chômage a permis de présenter les
salariés comme des privilégiés. Ceux-ci, trop heureux d'occuper un emploi, n'avaient guère de raison de se plaindre de leurs
conditions de travail, et encore moins d'exiger de meilleurs salaires face à la détresse de ceux qui étaient précisément privés
d'emploi. À l'inverse, la précarité des statuts, les mauvaises conditions de travail et la faiblesse de leur rémunération
servaient à culpabiliser les chômeurs toujours suspectés d'abuser d'indemnisations et les amener à accepter un emploi quelles
qu'en soient les conditions. En d'autres termes, la souffrance des chômeurs a contribué à augmenter celle des salariés, et
vice-versa.
Les 50 dernières années sont donc des années charnières entre les réformes qui avaient contribué à stabiliser le travail et
des contre-réformes qui conduisent à le précariser. Mais dans la mesure même où le travail exige désormais des travailleurs
plus de connaissances et d'imagination, ceux-ci disposent aussi de plus de ressources pour remettre en avant les exigences
du travail. La rupture est d'ailleurs loin d'être acquise. Si nous assistons bien à un effritement, voire une érosion des
droits sociaux, nous sommes heureusement très loin d'un effondrement. Les résistances du corps social que l'on stigmatise
comme des " résistances au changement " s'avèrent bien plus grandes que prévues. Si bien que c'est toujours autour du travail
que s'organise le destin des droits sociaux.
Mateo Alaluf Institut des sciences du travail
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Les rapports de travail ont basculé au cours des 50 dernières années. Dans l'après guerre, sous l'effet des politiques d'inspiration
social démocrate ou keynésienne, les salariés et parmi eux les ouvriers avaient connu un grand essor. Alors que leur niveau
de consommation augmentait, ils accédaient également, malgré un sous-emploi féminin, des tensions et des conflits, à une stabilisation
sociale relative en rupture avec la précarité antérieure du salariat. Une situation qui n'allait pas durer
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1 La pension moyenne d'un salarié en Belgique qui en 1980 représentait 38% d'un salaire moyen, n'en représente plus à présent
que 28%.
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