Climat : faire parler la glace
Esprit Libre : Vous étudiez les glaces polaires. Dans quelle optique ?
Réginald Lorrain : Nous travaillons sur l'interface entre la glace des glaciers et leur substratum rocheux ou aquatique (océan ou lac). Cette
approche permet, entre autres, d'indiquer jusqu'à quelle profondeur les sondages glaciaires sont fiables au point de vue paléoclimatique
(reconstitution des climats anciens). Elle donne aussi des indications pour modéliser le comportement dynamique des masses
glaciaires. Jean-Louis Tison étudie aussi plus particulièrement les questions liées à la glace de mer. Il est le coordinateur
d'une ARC sur cette problématique. L'équipe de notre laboratoire comprend également trois thèsiens, un post-doc et deux cadres
techniques. De plus, le professeur Souchez, ancien directeur du laboratoire, continue à nous épauler dans nos recherches.
Esprit Libre : Les non spécialistes ne se rendent pas toujours compte du rôle de ces glaces sur le climat
Réginald Lorrain : Du fait de leur blancheur, les glaces (et neiges) de ces régions polaires reflètent la lumière solaire (et donc la chaleur)
vers l'espace interplanétaire ; si cette glace n'était pas là, une bonne partie de cette chaleur serait absorbée, ce qui modifierait
fortement la température de ces régions et ainsi le climat de toute la planète
Jean-Louis Tison :
Chaque hiver, la glace de mer qui entoure l'Antarctique atteint une surface équivalente à celle du continent lui-même, perturbant
ainsi les échanges entre l'océan et l'atmosphère. Ce que nous montrons, c'est que quand cette glace se réchauffe, elle n'est
plus du tout un capuchon hermétique. Les organismes vivants qu'elle abrite participent à ces échanges. Nous voulons comprendre
comment elle contribue à l'équilibre entre océan et atmosphère dont tout le monde se demande comment il va réagir à la surproduction
de dioxyde de carbone liée à l'activité humaine.
Esprit Libre : Dans quels projets êtes-vous impliqués et quelles sont les spécificités de votre laboratoire ?
Réginald Lorrain : Notre laboratoire s'est intégré dans les grands projets internationaux tels que GRIP2 et NGRIP3 au Groenland (sondages de
plus de 3000 m de profondeur) et, en Antarctique, EPICA (deux sondages, également kilométriques, en deux secteurs différents
du continent ainsi que VOSTOK où un lac sous-glaciaire de la taille de la Corse été découvert). Nous nous sommes spécialisés
dans la composition de la glace (types et orientation des cristaux, dosage des ions majeurs, des isotopes de l'oxygène et
de l'hydrogène, teneur et composition des bulles d'air
). Ces dernières peuvent révéler les changements de composition de
l'atmosphère au cours du temps ou les modifications thermiques, et donc dynamiques, qu'on subies les glaces. Notre spécificité
est telle que nous sommes appelés pour des expertises sur de multiples projets (grands ou petits). C'est grâce à cela que
nous pouvons travailler sur le continent blanc malgré l'absence actuelle de base belge.
Jean-Louis Tison : Côté belge, nous collaborons avec nos collègues glaciologues de la VUB et, à l'ULB, avec les biologistes du Laboratoire d'écologie
des systèmes aquatiques et le Laboratoire d'océanographie chimique et de géochimie des eaux. Ces recherches nécessitent vraiment
une approche pluridisciplinaire.
Esprit Libre : Peut-on prévoir le climat de demain ?
Jean-Louis Tison : Qu'est-ce qui va se passer dans les 50 ans à venir ? Les citoyens commencent à se préoccuper de cette question et demandent
des réponses. Le seul moyen pour y arriver, c'est de développer des modèles mathématiques qui permettent de simuler le climat
global. Ces modèles sont extrêmement sophistiqués mais pas encore totalement fiables pour prédire ce qui va précisément se
passer à cette échelle de temps en Belgique par exemple
Or un consensus scientifique international émerge aujourd'hui pour
dire que les bouleversements risquent d'être importants. Notre rôle est, entre autres, de fournir aux modélisateurs des données
de terrain leur permettant de développer et de valider leurs modèles.
Esprit Libre : L'étude de ces phénomènes est très récente
Réginald Lorrain : Les premières études systématiques de l'Antarctique datent de l'année géophysique internationale (1957-58) - feu E. Picciotto
y a fait contribuer l'ULB par ses recherches glaciologiques - ce qui nous donne à peine 50 ans de recul
Il nous faut donc
avoir beaucoup d'humilité. Et en même temps, il y a urgence : de nombreux scientifiques tirent la sonnette d'alarme quant
aux changements climatiques.
Jean-Louis Tison : Les choses évoluent cependant. Un des gros problèmes est de faire passer auprès de Monsieur Tout le monde toute la complexité
de ces phénomènes interactifs qui modifient le climat. Il y a en Belgique - et notamment via le travail de vulgarisation scientifique
de notre explorateur polaire Alain Hubert qui a lancé la Fondation polaire internationale - la volonté de mettre en évidence
les enjeux de telles recherches pour le développement durable auprès du grand public.
Alain Dauchot
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900.000 ans : c'est l'âge des échantillons de glace récemment extraits en Antarctique, après plusieurs années de forage. Ce
programme international (EPICA1) est un des projets sur lesquels travaillent les professeurs Réginald Lorrain et Jean-Louis
Tison, du Laboratoire de glaciologie de l'ULB. Objectifs : connaître l'histoire climatique de notre planète
pour prévoir
le climat de demain. Un exercice complexe.
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1 European Project for Ice Coring in Antarctica,
2 GReenland Ice core Project
3 North GReenland Ice core Project
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