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[à l'université]
 
 
 
Julio Cortázar : une écriture aventureuse et révolutionnaire

On se plaît à rappeler que Julio Cortázar naquit à Ixelles (116 avenue Louis Lepoutre, le 26 août 1914)1 , sur fond de bombardements qui, sans doute - s'amusait à spéculer tongue in cheek J.C. -, déterminèrent sa vocation pacifiste.

Il est moins connu - et plus significatif qu'un lieu de naissance " produit du tourisme et de la diplomatie " (dixit l'intéressé) -, qu'à Bruxelles, Cortázar revint au moins à deux occasions, cette fois comme individu accompli et célèbre, posant des actes :
-en janvier 1975, pour siéger dans le Tribunal Russell II, réuni pour enquêter sur la situation des droits de l'homme dans divers pays d'Amérique latine, en particulier du Cono Sur (je renvoie le lecteur curieux à un document-fiction tout à fait insolite, une espèce de BD à la fois politique, humoristique et auto-ironique : Fantomas contra los vampiros multinacionales)2 ;
-le 14 décembre 1976, pour participer à l'ULB, à l'invitation du Centre d'étude de l'Amérique latine, à une conférence-débat sur " les options de l'écrivain latino-américain d'aujourd'hui "3 .

Écriture…

Arrêtons-nous sur ce dernier événement, parce que s'y débattit une question représentative d'une époque, et centrale pour la littérature hispano-américaine, et que le point de vue que Cortázar défendit est emblématique de l'œuvre. Souvenons-nous du contexte : en décembre 1976, nous sommes trois ans après le renversement de Salvador Allende et la mort de Pablo Neruda ; l'Argentine, comme d'autres pays latino-américains, se trouve sous la botte d'une dictature ; les écrivains sont sommés de s'engager. À Paris, où vit Cortázar depuis 1951, Sartre est encore l'intellectuel de référence et pour son public bruxellois, composé en bonne partie de latinos ayant fui les dictatures, Cortázar est le paradigme de l'écrivain engagé de gauche. Précisément, l'Argentin choisit d'axer sa conférence sur la notion d'engagement et la façon dont, en tant qu'écrivain, il la comprenait et l'assumait : non pas composer, à l'intention du plus grand nombre, des discours ou histoires à contenu politico-social plus ou moins transparent, dans un style censément " accessible aux masses " - attitude qui unirait à la pauvreté créatrice un paternalisme foncièrement méprisant -, mais, tout en s'affichant comme citoyen aux côtés du peuple, opter pour une écriture expérimentale et aventureuse, et dans cette mesure émancipatrice et révolutionnaire.

…et engagements

De fait, on pourrait distinguer dans l'œuvre de Cortázar deux modalités essentielles d'engagement. D'abord un expérimentalisme qui le rapproche des essais d'Oulipo et du Nouveau roman ; l'exemple le plus parlant est probablement Rayuela (1963), dont le titre (" Marelle ") renvoie à une composition et un mode de lecture très particuliers, puisque ce roman de 155 chapitres peut soit se lire selon l'ordre habituel (et dans ce cas se termine au chapitre 56), soit se commence au chapitre 73 pour sauter ensuite aux chapitres 1-2, puis 116, puis 3, puis 84, puis 4, puis 71, etc. Tour de force, sans doute, mais qui représente la modalité structurale d'un humour omniprésent et multiforme, constante qui tempère et tient à distance l'intellectualisme des joutes d'idées (Rayuela est aussi un grand roman existentialiste).

La seconde modalité essentielle d'engagement réside dans l'ouverture résolue au fantastique ; un fantastique conçu comme résistance à l'impérialisme de la raison raisonnante, ce qui est parfaitement raisonnable, mais encore comme forçant la " croûte des apparences " (la crosta de las apariencias), ce qui est plus discutable (pour la perspective métaphysique supposée, et pour le pouvoir octroyé à l'imagination littéraire). Les diverses facettes de ce fantastique, qui se manifesta dès le premier cuento publié (" Casa tomada ", dans la fameuse revue Sur, sur acceptation de Jorge Luis Borges), et à la mise en œuvre duquel se prête particulièrement bien l'esthétique de la nouvelle (genre à la fois dense et elliptique, tendu vers un final " retentissant "), sont admirablement illustrées dans le recueil Final del juego (1964), notamment par le cuento éponyme4 .

Presencias est une exposition multimédia (livres, photos, textes, documentaires, musiques, enregistrements) déjà présentée en Argentine, en Bolivie, au Pérou, et en Colombie. Elle dévoile des facettes inconnues de la vie et de l'œuvre de l'artiste.

Robin Lefere
professeur à la Faculté de Philosophie et lettres, spécialiste en littératures hispaniques

Esprit libre mais engagé (sartriano more, parce qu'engagé), le grand écrivain argentin est de retour à l'ULB. Symboliquement dans la salle Allende, dans le cadre de l'exposition d'hommage que lui consacrent l'ambassade de la République argentine près le royaume de Belgique et la Fundación Internacional Argentina, en collaboration avec ULB culture.



1 Il existe in situ une plaque commémorative, à laquelle s'est adjointe tout récemment une sculpture en bronze figurant la tête de l'écrivain.
2 Mexico, 1975 ; édition française : Fantômas contre les vampires des multinationales, Paris: La Différence, 1991.
3 Le texte de la conférence a été recueilli dans le volume Fiction et réalité : la littérature latino-américaine, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1983. Dans cette publication du Centre d'étude de l'Amérique latine (dont l'héritier est aujourd'hui le CERCAL), on trouvera encore (le livre est épuisé, mais voyez le site du CERCAL : www.ulb.ac.be/soco/cercal/contacts.html), notamment, le texte d'une conférence-débat d'Alejo Carpentier, qui suivit de peu celle de Cortázar (3 mars 1977) : annus mirabilis !
4 Il existe une édition française intitulée Gîtes (Gallimard, 1990), qui inclut également les recueils Bestiario (1951) et Las armas secretas (1958).

Cortázar Presencias
Jusqu'au 27 mai 2005. Du lundi au samedi de 11h à 16h, salle Allende - campus du Solbosch - av. Héger 24 - Ixelles. Entrée libre (visites guides sur demande: 02 650 65 80).
ULB Culture: http://www.ulb.ac.be/culture

 
  ESPRIT LIBRE > MAI 2005 [ n°31 ]
Université libre de Bruxelles