Percer les secrets des noyaux super-lourds
Classer les atomes suivant leurs propriétés chimiques est aujourd'hui enseigné en secondaire. La méthode, introduite par Mendeleïev
au XIXe siècle, consiste à classer les atomes par masse croissante. Ce classement comportait à l'origine un certain nombre
de cases vides, liées à des éléments qui n'avaient pas encore pu être isolés chimiquement ou à des éléments très instables
qui n'existent pas à l'état naturel sur terre. Cette instabilité n'est pas liée aux électrons mais aux propriétés du cur
nucléaire autour duquel ils gravitent. Le centre d'un atome est de dimension très réduite (environ 100.000 fois plus petit
que l'atome lui-même) bien que quasiment toute la masse s'y trouve concentrée.
Il n'existe pas d'équivalent du tableau de Mendeleïev pour les noyaux. La situation est en effet beaucoup plus complexe :
les propriétés et la stabilité du noyau atomique dépendent à la fois du nombre de protons et du nombre de neutrons qui le
composent. Deux interactions fondamentales interviennent pour déterminer cette stabilité : l'interaction forte, qui agit entre
toutes les particules du noyau et l'interaction coulombienne, répulsive, entre les protons. Environ 300 noyaux sont stables,
tandis qu'un nombre estimé à environ 8000 devraient exister avec des durées de vie variant de la fraction de seconde à des
milliards d'années. Ces noyaux instables se désintègrent par radioactivité en noyaux plus stables. Un grand nombre d'entre
eux sont créés lors de processus violents d'explosion d'étoiles. Les noyaux stables (carré noir), connus (zone jaune) ou supposés
exister (zone verte) sont indiqués sur la figure ci-contre.
Plus lourds que l'uranium ?
Le noyau le plus lourd présent sur Terre est l'Uranium 238, instable mais dont la durée de vie est de 4,5 milliards d'années,
de l'ordre de l'âge de la Terre. Dès la naissance de la physique nucléaire, dans les années 1930, les physiciens se sont posé
la question de savoir si des noyaux plus lourds que cet uranium existaient. Au cours des années, des noyaux de plus en plus
lourds ont ainsi été créés en laboratoire, principalement à Berkeley aux États-Unis, à Dubna en Russie, à Riken au Japon et
au laboratoire allemand GSI. C'est dans ce dernier laboratoire qu'au milieu des années 90 avaient été obtenus quelques évènements
correspondant à la synthèse d'un noyau à 112 protons (20 de plus que l'uranium), d'une durée de vie de quelques fractions
de secondes. Dans les dix dernières années, le laboratoire de Dubna a effectué une percée spectaculaire en rapportant des
résultats expérimentaux (non encore confirmés) correspondant probablement à des noyaux possédant jusqu'à 118 protons.
Les physiciens se posent de nombreuses questions concernant ces noyaux très particuliers. Existe-t-il une limite au nombre
de protons qu'un noyau peut supporter, en résistant à la répulsion coulombienne entre ces particules chargées ? Comment ces
noyaux se placent-ils dans le tableau de Mendeleïev et leurs propriétés chimiques sont-elles très différentes de celles des
noyaux à moins d'électrons ? Ces noyaux fascinent aussi les physiciens parce qu'ils ne semblent pas pouvoir être synthétisés
lors de la nucléosynthèse qui se produit dans les étoiles.
Prédire la stabilité de ces noyaux de masses extrêmes est aussi un but à long terme des physiciens. Dans un article publié
récemment dans la revue Nature, nous avons montré, mes collègues S. Cwiok de Varsovie, W. Nazarewicz du laboratoire américain
d'Oak Ridge et moi-même, comment les neutrons et protons se distribuent pour former des noyaux de la forme d'un ellipsoïde
allongé ou aplati suivant le nombre de particules, avec une variation de forme extrêmement rapide en fonction du nombre de
particules. Ces variations de forme ont une influence cruciale sur la stabilité et la durée de vie des noyaux super-lourds.
Nombres magiques
Grâce à une modélisation théorique à la limite des possibilités numériques actuelles, nous avons montré qu'une très grande
différence de formes pouvait exister entre un noyau parent qui se désintègre par émission d'une particule alpha et son noyau
fille, différence qui peut défavoriser la désintégration vers le noyau fille et affecter fortement la durée de vie : un réarrangement
de forme d'ellipsoïde aplati à allongé prend un temps considérable.
Les physiciens pensent que les noyaux de masses extrêmes devraient atteindre pour certaines combinaisons des nombres de neutrons
et de protons une stabilité particulière, semblable à la stabilité atomique des gaz rares ou à celle des noyaux " magiques
" connus. La position précise de ces nombres magiques est toujours une source de débats, mais il est probable que grâce à
la fois aux effets de formes et à ces arrangements favorables des nombres de neutrons et de protons, une zone de noyaux super-lourds
particulièrement stable et à durée de vie élevée devrait finalement être atteinte.
Paul-Henri Heenen Service de physique nucléaire théorique et de physique mathématique de la Faculté des Sciences
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Des méthodes numériques avancées, développées à l'ULB dans le cadre d'une collaboration internationale, et des preuves expérimentales
concordantes viennent d'apporter aux scientifiques une compréhension plus profonde de la nature et de la stabilité des noyaux
" super-lourds " situés au-delà de la limite actuelle du tableau périodique des éléments. Le magazine Nature publiait récemment
un article sur les recherches menées à l'ULB, en collaboration avec le laboratoire national américain d'Oak Ridge et l'École
polytechnique de Varsovie.
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