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Éric Emmanuel Schmitt Explorateur sans but

Après avoir lu tous les Arsène Lupin, un jeune garçon, un jour, eut envie d'écrire à son tour. Il commença par dessiner la couverture du livre, puis écrivit son nom dessus et, sur la feuille de garde, nota précautionneusement " chapitre I ". L'aventure prenait son envol à la page suivante... Même si il n'acheva jamais ce premier roman, Éric Emmanuel Schmitt savait à partir de ce moment qu'il était fait pour écrire. Non pas être écrivain, mais plutôt scribe. De son imagination, de ses songes, de ses rêves. " Le livre s'est écrit en moi ", précise-t-il. L'existence d'un livre est une nébuleuse qui se forme pendant des jours, des mois, des années. Un jour il est prêt. Ne reste plus qu'à prendre la plume...

Écrire, à quoi bon ?

Éric Emmanuel Schmitt fait remonter la naissance du théâtre à 2.500 ans, et celle du roman au XVIIe siècle, deux époques de grande mutation intellectuelle. Au Ve siècle avant JC, les dieux ne sont plus seulement des objets de culte, on en fait des personnages dans les pièces de théâtre. L'époque est celle d'une ivresse rationnelle, on tente un discours qui vaut en soi ; Platon et Aristote recherchent la vérité, les idées constitutives du monde et de la pensée. En même temps naît le théâtre qui participe de ce mouvement de la connaissance, mais avec des accents différents : il propose plusieurs vérités coexistantes qui traduisent la complexité du monde.

Au moment où apparaît le roman, Galilée invente les sciences modernes. On cherche à lire la nature au travers de la mathématique. L'appétit de connaissance est la même chez les scientifiques, les philosophes et les écrivains, mais ces derniers introduisent le doute, l'hésitation, l'ambiguïté, mettent en lumière la complexité, posent plus de questions qu'ils n'apportent de réponses. La réalité de Don quichotte n'est pas celle de Sancho Pança.
L'artiste cherche à célébrer le mystère, le scientifique cherche à le percer.

Un moment professeur de philosophie, Éric Emmanuel Schmitt devait fuir l'impérialisme philosophique qui à la prétention de connaître, de savoir. Place au roman, au théâtre. Car l'écriture épaissit le mystère : " en tant qu'homme, je me sens en décalage par rapport au créateur que je suis : lorsque j'écris tout redevient plus complexe... Avant d'écrire 'Le visiteur' qui posait la question 'peut-on croire en Dieu après Auschwitz', ma réponse était oui. Après, la réponse n'était plus aussi simple... ".

Tenir le spectateur captif

Pour Éric Emmanuel Schmitt, le théâtre - comme la musique d'ailleurs - offre un avantage sur le roman : il impose au spectateur une durée. Le dramaturge tient ce dernier en otage, joue sur ses émotions, le fait rire, pleurer, manipule son attention. Autre différence, celui des sens. Au théâtre, c'est l'ouïe qui est primordiale, explique l'écrivain : " j'écris pour un aveugle ". Et la partie " audible " ne constitue que 20 % de la pièce, le reste étant produit par les décors, les acteurs, la mise en scène... Le problème du romancier consiste, lui, à réguler le flux du langage. Par ailleurs, le théâtre appelle à un changement, représente une crise - le temps de la crise étant celui de la conscience. " Mon théâtre est celui de la désillusion (les personnages installés dans leurs certitudes basculent), mon roman, celui de l'apprentissage ". Le théâtre oscille également entre le vrai et le faux, il assume l'artifice. Le roman, lui, veut passer pour la réalité.

Théâtre ou roman, le rôle de l'écrivain est de rendre le monde plus complexe, plus mystérieux, conclut Éric Emmanuel Schmitt : " la création littéraire fait partie du mouvement d'ivresse pour comprendre le monde, c'est un humanisme interrogatif. Pour vivre ensemble, il nous faut accepter des réponses différentes aux mêmes questions ". Comme le soulignait Michel Meyer dans son introduction, Éric Emmanuel Schmitt a su apporter dans son théâtre et dans ses romans quelque chose qui avait disparu avec le théâtre de l'absurde, de Ionesco, Sartre ou Beckett : il y a ramené l'espoir.

Alain Dauchot


C'est l'écrivain français contemporain le plus lu dans le monde. Éric Emmanuel Schmitt a su trouver les mots pour toucher le plus grand nombre, tout en préservant une finesse d'approche des grands thèmes qui le préoccupent. " Le génie a rencontré le succès " osa même un Michel Meyer enjoué, modérateur de la conférence-débat donnée le 5 mai dernier dans le cadre de Cultures d'Europe, sur le thème : " l'écriture théâtrale, l'écriture romanesque ".



Prochain invité : Bronislaw Geremek
Bronislaw Geremek sera le prochain invité de Cultures d'Europe, le 11 octobre 2004. Né en 1932 à Varsovie, cet intellectuel engagé et proche des milieux ouvriers s'est fait connaître du grand public lors du combat de Solidarnosc, au début des années 80, aux côtés de Lech Walesa. Historien médiéviste réputé, francophone et francophile, il sera ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2000. Un parcours étonnant, du ghetto de Varsovie à la renaissance européenne... Bronislaw Geremek est également docteur honoris causa de l'ULB (1991).

 
  ESPRIT LIBRE > JUIN 2004 [ n°23 ]
Université libre de Bruxelles