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Vargas Llosa La littérature, une valeur refuge

Le roman est-il un passe-temps de luxe ? Pour Mario Vargas qui entama sa conférence par cette question un rien provoquante, il est tout le contraire, et il devrait d'ailleurs faire partie de la formation de tout citoyen. A bien y regarder, l'avantage de la littérature sur la vie est de réunir les hommes et les femmes.

Car l'ère est à la spécialisation des cultures, à la ghettoïsation des genres, à la sectorisation des savoirs. La grande littérature, elle, rassemble (rassemblait ?) les êtres et les générations et nous donne ce sentiment d'appartenance qui dépasse les particularismes solipsistes ; ces particularismes qui produisent, en définitive les paranoïa, les guerres, les génocides... Même si l'écrivain ne pense plus que les mots sont des actes qui font bouger la réalité. Sartre est loin et depuis longtemps. Cependant, estime-t-il, si les effets de la littérature sur la vie ne sont pas immédiats, ils sont bien réels. Et indispensables.

Qui nous sommes

Lire la littérature, c'est bien sûr se divertir dit Llosa, mais c'est aussi apprendre à travers la fiction ce que nous sommes, une forme complexe de vérités contradictoires. Seule la littérature arrive à parler de la condition humaine en touchant chacun, l'intellectuel comme l'artiste, le scientifique comme le profane.

Proust a écrit un jour que " la vraie vie, la seule vraiment vécue, c'est la littérature ". Pour Vargas Llosa, une communauté humaine qui ne possède pas de littérature écrite s'exprime avec moins de clareté que les autres. Et de comparer une humanité sans littérature à une humanité aphasique. " Car aucune autre discipline ne peut remplacer la littérature dans la formation du langage ". Et bien plus encore : elle nous permet d'apprendre, de dialoguer, de rêver, de ressentir, de s'émouvoir, de jouir... Que serait l'érotisme sans les mots ? L'auteur ajoutant avec humour : " Un couple qui a lu Garcia Lorca jouit mieux ".

Quant au livre en tant qu'objet de papier, l'écrivain ne craint pas sa disparition mais en profitera pour ironiser sur Bill Gates, invité à l'Académie royale espagnole, et qui voulut rassurer son auditoire en précisant que jamais le ? ne disparaîtrait des claviers... finissant son intervention en expliquant à l'assemblée son rêve ultime : une société qui se passerait du support papier au profit des écrans !

Mille vies

Vivre mille vies, voilà ce que permet aussi la littérature : " dans cet espace, nous sommes autres, plus complexes, plus lucides, plus heureux que dans notre vie réelle ". Paradoxe d'un auteur qui au fil de ses romans, au travers de ses mots, n'a cessé de nous rappeler comme la vie était mal faite. La beauté nous dit Vargas Ljosa, réside dans les mots mêmes, dans leur fulgurance et leur association, dans le style qu transforme la laideur en oeuvre d'art, le temps d'une fiction.

Alain Dauchot


Il passe une bonne partie de son temps entre Lima, Paris, Madrid et Londres, ses quatre lieux de prédilections. Il écrit chaque jour, le matin chez lui quand il y est... Mais aussi dans les bibliothèques publiques où dans les cafés des cités qu'il traverse. Au fil des ans, Mario Vargas Ljosa est devenu cet écrivain-voyageur qui passe de continent en continent, de ville en ville, de culture en culture, invité par des publics variés et les grandes universités du monde. Représentant de la littérature hispano-américaine, il est cet écrivain métis qui porte la littérature comme on porte la Vie.



L'écrivain
Mario Vargas Ljosa était l'invité de Cultures d'Europe en mai dernier. Né en 1936 à Arequipa (Pérou), il poursuit des études de lettres et de droit à l'Université San Marcos de Lima puis de littérature à l'Université de Madrid où il obtiendra son doctorat en philosophie et lettres. En 1959, il publie son premier recueil de nouvelles, " Les caïds ". Il obtient le prix Leopoldo Alas avant de s'installer à Paris l'année suivante, où il travaillera, entre autres, pour l'agence France-Presse. Enseignant et traducteur, il rédige " La ville et les chiens ", son premier succès littéraire.
En politique, s'il fut séduit par le communisme, il choisit de s'en éloigner dès le milieu des années 60 en voyant les dérives de la révolution cubaine, et se rapproche de l'idéologie libérale. Il fondera plus tard le parti du Front démocratique, au Pérou. Après son échec aux élections présidentielles de 1990, Mario Vargas Llosa s'installe à Madrid où il devient membre de l'Académie royale espagnole. Si l'oeuvre de Vargas Llosa est teintée de pessimisme, on lui reconnaît, au travers de ses écrits, un talent de visionnaire.

Prochaine Saison
Le 20 octobre, Jean Clair viendra parler de " La religion dans l'art occidental ". Lors de la prochaine saison de Cultures d'Europe, vous pourrez également écouter Roger-Pol Droit, Alain Minc, Tzvetan Todorov et Benoit Mandelbrot. Infos : Service Cérémonies : 02 650 23 03.

 
  ESPRIT LIBRE > JUIN 2006 [ n°41 ]
Université libre de Bruxelles