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Pour une histoire sexuée de la Ville

Les histoires de Bruxelles, même les plus récentes, font généralement l'impasse sur cet aspect et cette cécité est d'autant plus étonnante que les études internationales sur cette question se sont multipliées depuis une quinzaine d'années. Or, toutes les recherches montrent combien les usages de la ville sont liés aux tâches assignées à chaque sexe ; ces usages varient entre les hommes et les femmes, et aussi selon le moment de la journée.

On pressent que l'histoire a ici son mot à dire et que ces pratiques différenciées ont leur ancrage dans un passé où la société urbaine était marquée par la séparation des espaces (privé, public) et la stricte division sexuée du travail. Enfin, l'administration de la ville, sa conception, son aménagement ont été longtemps des prérogatives exclusivement masculines de sorte que les femmes ont vécu (et vivent encore) dans des espaces qu'elles n'ont contribué ni à créer ni à gérer.

Un creuset pour le féminisme

Les liens entre les femmes et Bruxelles sont d'autant plus complexes que la ville a été le creuset de leur émancipation. C'est à Bruxelles que naissent les premiers cours secondaires pour filles (Isabelle Gatti de Gamond, 1864), c'est à Bruxelles que le travail féminin subit les plus fortes mutations, fournissant aux femmes une voie d'indépendance économique par l'accès à des emplois plus qualifiés et progressivement mixtes. Dans la capitale, 42% des femmes sont actives en 1910 alors que la moyenne nationale d¹activité féminine n¹excède pas 29%. Après la première guerre mondiale, les femmes entrent massivement dans de nouvelles formes de travail ; le nombre d'employées de bureau grimpe en flèche et l¹agglomération bruxelloise concentre 61% des employées du secteur privé des quatre grandes villes (Bruxelles, Liège, Gand, Anvers). Cette mutation est fondamentale en histoire des femmes mais elle est aussi indissociable de l'histoire de la ville et de sa vocation tertiaire de capitale.

L'accès au salariat et à l'indépendance économique va de pair avec l'essor du féminisme. Bruxelles en a été le creuset et la présence d'une bourgeoisie libérale, libre-penseuse (proche de l'ULB) et soucieuse d'égalité a été déterminante. Les femmes y ont fait la percée politique la plus marquée dans les conseils communaux depuis 1921. Cette tendance ne s'est jamais démentie; aux dernières élections communales d'octobre 2000, alors que les conseillères représentent 26% des élus locaux dans tout le pays, elles sont 38% dans la région de Bruxelles-Capitale. Si cet aspect quantitatif a été bien étudié, il serait utile d¹approfondir l'aspect qualitatif de leur présence, en analysant systématiquement la place réservée aux femmes dans l'administration de la ville, et si leur accès aux organes de décision (lesquels ?) s'est traduit par des modifications visibles et sensibles dans la manière d'administrer la cité.

Enfin, la ville hante l'imaginaire collectif : en contrepoint du féminisme qui libère, elle est perçue par les esprits conservateurs comme un lieu de perdition pour les femmes, un lieu de prostitution que les autorités communales n'ont eu de cesse de contrôler et de localiser dans certains quartiers.

Une urgence intellectuelle

De très nombreux domaines d'étude demeurent encore en friche quand on les aborde dans une perspective de genre, comme la structure démographique particulière de Bruxelles (réservoir de femmes seules, de familles monoparentales, de familles réduites dès les années 1920), la mobilité des femmes dans la ville et leur relation aux transports publics, la question de leur sécurité, la place qu'elles occupent dans l'essor économique. Ces quelques pistes suggérées témoignent de l'intérêt d'une histoire sexuée des villes, qui oblige - c'est un intérêt supplémentaire - à collaborer avec d'autres disciplines des sciences humaines. En plein développement à l'étranger, ces recherches ont montré leur potentiel novateur. Introduire la perspective sexuée dans l'histoire de Bruxelles apparaît donc bien aujourd'hui comme une urgence intellectuelle.

Eliane Gubin
Professeur d'Histoire à l'ULB

Si l'histoire contemporaine de Bruxelles étudie les métamorphoses sociales de la ville, les différentes vagues d'immigration formant sa population, ses bouleversements économiques majeurs (désindustrialisation), en revanche elle se montre peu sensible à la dimension sexuée...



 
  ESPRIT LIBRE > SEPTEMBRE 2003 [ n°15 ]
Université libre de Bruxelles