Une capitale sortie des eaux
En 1871, le fameux " voûtement " enfouit la rivière sous le pavé pour faire place aux grands boulevards. Cette gigantesque
opération urbanistique fit disparaître l'eau du coeur de la cité mais fit entrer la Senne dans l'histoire. Rappelons qu'avant
de devenir fantômes, les cours d'eau bruxellois, leur gestion et leur aménagement, ont joué un rôle fondamental dans le développement
urbain ; difficile d'expliquer la ville actuelle sans y faire référence. L'eau fut bien sûr une ressource indispensable pour
l'agriculture, pour l'approvisionnement domestique et l'évacuation de certains résidus, mais elle fut aussi, pendant longtemps,
la principale force motrice, une nécessité pour les nombreux étangs de pisciculture de la banlieue bruxelloise et le support
essentiel des échanges commerciaux. Maîtriser les rivières et les ruisseaux, posséder des droits sur eux, garantissait donc
des revenus non négligeables et représentait dès lors un outil de pouvoir et de stratégie fort convoité.
Tracés modifiés
L'étude des interactions entre la ville et l'eau a été l'objet de ma thèse de doctorat et se poursuit aujourd'hui dans le
cadre d'un PAI coordonné à l'ULB par Claire Billen. Envisagée dans la longue durée, elle s'intéresse aux dynamiques environnementales
qui ont marqué le paysage hydraulique de la région de Bruxelles du XIe siècle au XIXe siècle. Elle montre que le contrôle
de l'eau a joué un rôle essentiel dans l'émergence de Bruxelles comme noeud économique régional. En effet, dès le XIe-XIIe
siècle, qui correspond au début de l'urbanisation, le tracé des cours d'eau a été modifié de main d'homme, au profit, principalement,
des moulins seigneuriaux installés sur des îles artificielles au coeur de la cité. La fixation de ce pôle économique meunier
entraîna de facto celle du seuil de la navigation, puisqu'il empêchait toute embarcation de remonter la Senne vers le Hainaut
voisin.
Un enjeu de pouvoir
L'étude se penche ensuite sur les réseaux hydrauliques intra-urbains. Au cours des siècles, ces micro-réseaux s'organisèrent,
les uns pour servir les activités artisanales grandes consommatrices d'eau, telles l'industrie textile, la tannerie et la
brasserie ; les autres pour fournir l'eau ménagère aux habitants. La ville était ainsi parcourue d'innombrables filets sur
lesquels s'exerçait la concurrence des différents pouvoirs urbains. Tandis que les grandes familles contrôlaient les anciens
points d'eau, la ville consentit à d'impressionnants efforts pour ériger son propre réseau de fontaines. Ces monuments, plus
majestueux qu'utilitaires, devinrent par excellence les lieux de démonstration de la puissance et de l'autonomie urbaines.
À côté de la concurrence des pouvoirs, la difficile cohabitation des usages est une autre caractéristique de l'hydraulique
médiévale et moderne. L'observation des vallées péri-urbaines du Maelbeek ou de la Woluwe l'illustre parfaitement. Dans ces
vallées densément exploitées depuis le XIIIe siècle, l'équilibre des usages meuniers, piscicoles ou agricoles n'était jamais
atteint qu'à titre provisoire ; toute modification envenimait les relations sociales autant qu'elle rompait les équilibres
environnementaux. Sans compter que les relations entre la ville et la banlieue étaient souvent tendues lorsqu'il s'agissait
d'eau. Les débats autour de la création du canal de Willebroek en sont une autre belle illustration. Ainsi, en rendant compte
de l'histoire hydraulique de la région bruxelloise tant d'un point de vue social, économique qu'environnemental, ce travail
tout en découvrant les richesses de l'interdisciplinarité, démontre à quel point la maîtrise de l'eau fut un enjeu fondamental
du développement urbain et permet de mieux appréhender la ville contemporaine.
Chloé Deligne Chercheur
|
Il existe mille façons d'aborder l'histoire d'une ville. L'eau constitue un fil conducteur aussi passionnant que méconnu.
Pour Bruxelles, il peut surprendre puisqu'elle y est aujourd'hui presque invisible. Qui se souvient encore du parcours de
la Senne à laquelle la capitale doit sa naissance ?
|
|