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ILYA PRIGOGINE

Ce 28 mai, le monde scientifique a perdu une de ses figures les plus marquantes de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il est difficile pour nous, ses anciens étudiants, qui n'avons eu le bonheur de le connaître que peu de temps au cours de nos études, de porter un jugement approfondi sur son apport à la Science et à la Thermodynamique en particulier. Ce que nous percevons tous c'est que cette contribution a marqué un tournant dans la conception du monde et ce, grâce à sa grande capacité de communiquer ses idées tant au travers des médias que par les nombreux ouvrages qu'il a le plus souvent cosignés.

Tous ceux à qui il a donné cours et qui ont effectué des travaux de recherche sous sa direction reconnaissent qu'il était l'un de ces rares savants capable d'allier un discours vivant et compréhensible par tous dans des matières souvent difficiles avec l'accomplissement d'une recherche fondamentale de haut niveau, s'entourant d'une équipe de chercheurs remarquables. Le professeur Prigogine a été toujours soucieux d'entretenir des relations cordiales avec son entourage. C'est sans hésitation qu'il soutint l'action de l'A.Sc.Br. et en accepta la présidence d'honneur.

Il avait une étonnante disponibilité et une gentillesse sans faille, son but étant de rapprocher les sciences du milieu culturel et de l'opinion publique, comme le note notre confrère Paul Danblon qui eut maintes fois l'occasion de le rencontrer au cours de sa carrière journalistique: pianiste, amateur d'art et de littérature choisie, pour lui, connaissance et savoir n'ont de sens que dans un contexte humaniste, refusant de s'enfermer dans une discipline, si fondamentale soit-elle.

Dans la continuité des travaux de son maître Théophile de Donder, créateur de l'école de Thermodynamique de Bruxelles, il va développer la physique des phénomènes irréversibles et étudier ceux qui se passent loin de l'équilibre, lieu d'émergence de structures nouvelles, susceptibles de complexité croissante, les structures dissipatives, comme l'être vivant. Le Prix Nobel de Chimie lui fut décerné le 11 octobre 1977 par l'Académie royale des Sciences de Suède pour sa contribution à la thermodynamique du non-équilibre et en particulier pour la théorie des structures dissipatives, prix qu'il reçut des mains du Roi Carl-Gustav de Suède le 10 décembre de la même année. (Voir l'hommage du Professeur Radu Balescu, dans ce numéro).

C'est avec enthousiasme qu'il accepta le projet de l'A.Sc.Br. de célébrer le vingt-cinquième anniversaire de cette attribution. Au cours de celle-ci qui eut lieu le 22 novembre 2002 dans les salons de l'hôtel Amigo, le professeur Prigogine livra à l'assistance ses impressions de voyage, qu'il nous avait confié être en quelque sorte son testament. Ce fût en effet sa dernière apparition en public

L'attribution du Prix Nobel fut pour lui la grande surprise de sa vie, car travaillant en marge des problèmes considérés à l'époque comme fondamentaux, il ne s'y attendait pas. Mais ce fut aussi une grande chance lui permettant de poursuivre ses travaux en s'entourant d'une équipe de collaborateurs qui permirent les progrès que l'on sait.

Sa grande satisfaction est d'avoir pu, en quelque sorte, réconcilier les philosophes et les scientifiques, Bergson et Einstein. Jusqu'à Einstein, les physiciens décrivent un monde 'déterministe' dans lequel il n'y pas place pour l'évolution, alors que les philosophes s'occupent entre autres de l'évolution.

S'étant intéressé depuis le début de sa carrière aux phénomènes irréversibles, il recherche les nécessaires lois fondamentales régissant le non équilibre, les phénomènes observés dans la Nature. Les conclusions de ses travaux se retrouvent notamment dans le livre bien connu écrit avec Isabelle Stengers : " la Nouvelle Alliance ". Livre qui lui valut quelques attaques en règle de la part de certains de ses confrères pour qui la Science doit s'occuper du " certain " et non proposer un monde probabiliste.

Pour lui, l'Univers est narratif, il nous raconte une histoire qui va dans une direction, celle de la flèche du temps. Cet Univers apparaît plus complexe que jamais. Dans cette perspective il y a lieu de réfléchir à la place de l'Homme dans cet univers, un peu à la manière de Giordano Bruno qui fut brûlé en place de Rome (1600) pour avoir déclaré que le monde était composé d'une infinité de soleils et que nous nous ne trouvions pas au centre de l'Univers, comme le professeur Prigogine se plut à le citer.

Il a toujours insisté sur la dimension universelle de la science et de son nécessaire intégration dans la vie publique. Son engagement personnel inlassable en faveur de la dimension européenne lui a permis de jouer un grand rôle dans la conception de l'Espace Européen de la Recherche, notamment au côté des deux derniers Commissaires européens à la Recherche, comme l'a écrit Philippe Busquin, actuel Commissaire et ancien étudiant du professeur Prigogine.

Concluons avec le Recteur Pierre de Maret : Ilya Prigogine a contribué de manière éminente au progrès de la Physique mais a aussi œuvré à faire de cette science une science capable de rapprocher les humains du monde où ils vivent ainsi que les différentes cultures, toutes hantées par la question du temps, du devenir et de l'incertitude.

Une dernière fois, tous ceux qui vous ont connu et eu comme professeur vous disent : adieu, Prigo !

Paul KEYMOLEN
Président de l'A.Sc.Br.

Un grand humaniste, savant et professeur nous a quitté.



 
  ESPRIT LIBRE > SEPTEMBRE 2003 [ n°15 ]
Université libre de Bruxelles