Partition : une rencontre improbable entre les maths et le théâtre
Esprit Libre : Luc Lemaire, comment vous, homme de sciences spécialisé dans les mathématiques, en êtes-vous venu à collaborer avec le monde
du théâtre ?
Luc Lemaire : J'avais vu une première pièce à New York, " Preuve ", et j'ai remarqué ensuite que le Rideau allait la jouer. Je les ai contacté
et ils m'ont invité avec un énorme enthousiasme à aller parler des maths, à expliquer ce qu'est un théorème, une démonstration,
etc. Ensuite, je leur ai proposé de faire des rencontres avec des élèves du secondaire.
Jules-Henri Marchant : ... Nous avons donc collaboré sur ce spectacle, et cette rencontre entre le théâtre et les mathématiques m'a enchanté. Je
crois très fort en une espèce de partage entre les domaines et je crois que l'art s'inscrit tout à fait dans cette possibilité
d'échange avec les mathématiques. Luc Lemaire nous a ensuite proposé la pièce " Partition " et nous avons à nouveau été fascinés.
Dans ce cas-ci, la pièce montre des chocs de civilisation intenses au travers d'un génie de l'Orient qui rencontre un professeur
issu de la civilisation et de la " structure mentale " de l'Occident. Une rencontre bouleversante.
Luc Lemaire : Il faut préciser que Ramanujan, dans la réalité, pensait que sa déesse personnelle lui dictait les théorèmes pendant son sommeil.
C'était son interprétation du fait qu'il découvrait ces formules sans démonstration. Comment faisait-il ? Cela reste un mystère...
Il s'est fait éjecter de l'Université en Inde, car seules les maths l'intéressaient... Il a ensuite envoyé ses formules à
des mathématiciens en Angleterre, où il s'est d'abord fait jeter, car pris pour un personnage folklorique. Puis vint Hardy
qui perçut le génie de Ramanujan, y compris dans des formules tout à fait fausses qui donnaient des réponses correctes à des
questions posées à l'époque...
Esprit Libre : En fait, on peut dire que Hardy fait également preuve de beaucoup d'intuition...
Luc Lemaire : Tous les mathématiciens font preuve d'intuition mais traditionnellement celle-ci est suivie par des démonstrations. Elle est
aussi guidée par d'autres démonstrations. Chez Ramanujan, ce qui est curieux c'est qu'il ne suit pas ce processus.
Jules-Henri Marchant : En art également, je pense que toutes les idées ne sortent jamais d'une illumination originale, mais plutôt d'un rapport entre
diverses choses, dites, vues, pensées sur tel ou tel sujet. Il s'agit avant tout d'un travail de coordination entre les idées...
Esprit Libre : Est-ce que les mathématiques sont autant un art qu'une science ?
Luc Lemaire : Tout à fait. Pour Hardy, et pour beaucoup de mathématiciens, la qualité d'une notion de mathématique est avant tout question
de beauté. Maintenant, comment expliquer la beauté... Pourquoi dire que tel concerto est beau ? C'est la même chose en maths,
mais il y a sans doute plus d'explication qu'en musique. Un beau théorème amène une simplification, une explication de ce
qui a précédé. Comme dans un polar où la dernière scène permet d'éclairer les chapitres précédents...
Esprit Libre : A priori, le théâtre et les maths sont très éloignés...
Jules-Henri Marchant : Pour moi, j'ai besoin de connaître, de porter un regard sur le monde pour toucher quelque chose qui concerne le réel, sur
ce qui est. Cette approche complexe de ce qui est, c'est ce que recherche l'art depuis Sophocle. Les mathématiques aussi poursuivent
un tel objectif...
Esprit Libre : quels ont été vos choix de mise en scène ?
Jules-Henri Marchant : La pièce ne sera pas tellement la rencontre de deux mondes - l'Orient, l'Occident -, c'est plus anecdotique ; ce sera plutôt
la rencontre de deux êtres, deux manières de poser un regard sur les choses. Il y a une émotion terrible dans cette pièce.
Luc Lemaire : L'intérêt de ces deux pièces, c'est de dévoiler comment les chercheurs et les mathématiciens travaillent. J'ai commencé ma
carrière en tant que chercheur en maths. Quand je disais aux gens que j'étais " chercheur en maths ", cela ne leur disait
rien du tout... Pour moi, c'était difficile à expliquer.
Esprit Libre : Que dire à des gens qui auraient peur du sujet ?
Jules-Henri Marchant : C'est une pièce basée sur l'humain. Des humains perdus dans leurs sentiments mystiques, avec leur éducation, leur instruction,
etc. Ils sont arrivés à un point de rencontre, parce qu'un homme, Hardy, a lu les équations de Ramanujan et qu'il lui a dit
: venez à Londres. Et là, c'est la rencontre improbable... On pourrait même parler de scénario hollywoodien en ce qui concerne
le parcours de Ramanujan, mort très jeune, juste après son retour en Inde...
Luc Lemaire : Et qui laisse une oeuvre qui fera travailler des mathématiciens pendant des décennies après, y compris l' ULBiste Pierre Deligne
qui démontra en 1974 la " conjecture tau " de Ramanujan !
Alain Dauchot
|
C'est l'histoire d'un homme - Ramanujan, un Indien, génie des mathématiques, qui se croit inspiré par une divinité protectrice
-, et de sa rencontre avec l'Occident, en 1913. Un parcours fulgurant qu'a choisi de conter Ira Hauptman, dans une pièce de
théâtre que le Rideau de Bruxelles met en scène pour sa rentrée. C'est l'histoire d'une rencontre : celle de Luc Lemaire,
mathématicien et professeur à l'ULB, avec un metteur en scène, Jules-Henri Marchant. Extraits choisis d'une conversation à
bâtons rompus...
|
La pièce Partition sera jouée du 22 septembre au 20 octobre. Les jeudis 23, 30 septembre 7 et 14 octobre, de 18h45 à 19h30,
elle sera précédée d'une rencontre débat sur scène entre Luc Lemaire et Jules-Henri Marchant. Le Rideau et l'ULB organisent
également un concours pour des groupes d'élèves du secondaire supérieur en septembre et octobre.
Infos : Le Rideau de Bruxelles : 02 507 83 61
http://www.rideaudebruxelles.be/saison/
partition/resume.html
|