La difficile Histoire du temps colonial
Ces derniers mois, la France a semblé (re)découvrir son passé colonial. En effet, l'article 4 de la loi du 23 février 2005
stipulait notamment que " les programmes scolaires reconnaissent en particulier " le rôle positif " de la présence française
outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'Histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française
issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ". Il a suffi de ces quelques lignes pour mettre le feu
aux mémoires coloniales. Cette loi ravive le débat entre mémoire et Histoire, entre historiens et pouvoir politique. L'enjeu
est de taille. Il s'agit ni plus ni moins de construire ou de contrôler une " mémoire ". L'Histoire est une fois de plus appelée
à la barre.
L'émotion, ennemie jurée des historiens et de tous les scientifiques, gouverne une fois de plus les débats. Une question "
noire " a surgi à partir du bilan qu'il convenait de dresser du " moment colonial ". Depuis lors, la maladie de la mémoire
coloniale a touché la France, précédée par celle de l'esclavage et de la traite négrière dont une loi (la loi Taubira, 2001)
lui reconnaît - étrange anachronisme - le label de crime contre l'humanité. S'ensuivit une forte réaction des historiens contre
les lois dites mémorielles, contre une quelconque intervention étatique dans la construction du passé colonial ; Pierre Nora
souligne très justement que " soumettre à la loi l'étude et l'évocation du passé, c'est ouvrir un débat sur la liberté intellectuelle
". Face au tollé général, l'article 4 a été retiré. Il n'empêche que cet " incident " pose ouvertement les questions de la
place de la mémoire dans nos sociétés ainsi que celles de la recherche et de l'enseignement de l'Histoire de la colonisation.
Depuis quelques années, nous assistons à un développement des commémorations. Les responsables politiques font de plus en
plus fréquemment appel à la mémoire, invoquant le plus souvent un " devoir de mémoire ". Si la commémoration, qui organise
le souvenir dans un but politique, est une action tout à fait légitime, elle ne peut être confondue avec la recherche historique,
qui est une discipline critique et autonome des usages politiques du souvenir ; elle n'est pas émotion. L'Histoire n'accepte
aucun dogme et peut être dérangeante. Au devoir de mémoire tant invoqué nous aimerions voir plus souvent invoquer le devoir
d'Histoire et de savoir.
Un fait historique
La colonisation est bien un fait historique. Il ne s'agit pas d'enseigner la traite, l'esclavage, la domination européenne
pace que c'est " bien " ou " mal " mais parce que ces éléments sont fondamentaux dans la construction des sociétés contemporaines.
La malaise est bien réel chez certains car enseigner la colonisation c'est également, entre autres choses, enseigner la domination,
la violence, les meurtres commis par nos sociétés. Ces phénomènes doivent pourtant être expliqués et analysés.
La domination de l'Europe sur le monde est un des traits majeurs de l'époque contemporaine. L'Empire britannique est de très
loin le premier du monde. En 1914, la France, autre grande puissance coloniale, est à la tête d'un empire qui dépasse les
10 millions de km² et 50 millions d'habitants. Loin derrière, d'autres pays européens, participent à l'aventure coloniale,
qu'elle soit déjà pour eux une tradition ancienne, comme pour le Portugal ou les Pays-Bas, ou une nouvelle réalité comme pour
l'Italie, l'Allemagne et bientôt la Belgique. Dans deux ans, en 2008, la Belgique commémorera le centième anniversaire du
Congo belge. En effet c'est en 1908 que Léopold II cède le Congo à la Belgique. Ce petit pays européen se trouve soudainement
à la tête d'un pays d'Afrique centrale, de 80 fois sa taille.
La Belgique et le Congo
Le débat sur la colonisation n'a pas eu lieu en Belgique. Depuis une dizaine d'années, cette Histoire a cependant retrouvé
une actualité, et ce de manière contrastée. En 1998, paraît le livre du journaliste Adam Hochschild, Les Fantômes du Roi Léopold,
dont le sous-titre : Un holocauste oublié, provoque une levée de bouclier des historiens. Là où le publiciste américain se
pique d'originalité en débusquant les silences de la colonisation léopoldienne, les historiens s'empressent non seulement
de rétablir l'exactitude des faits, mais aussi rappellent le nombre et l'importance des travaux consacrés à la colonisation.
Les silences n'en étaient pas vraiment. Mais ils l'étaient pour le grand public car cette production scientifique de qualité
circulait dans un milieu très restreint et s'éditait dans des publications peu accessibles. Dans le même temps, disparaissait
un maître incontesté de l'Histoire coloniale - Jean Stengers (1921-2002) -, et quittait l'Université un autre grand spécialiste
- Jean-Luc Vellut. L'Histoire du Congo était orpheline, du moins du côté francophone. Non seulement la Belgique ne semblait
pas malade de sa mémoire coloniale, pire, elle donnait l'impression de ne pas vouloir en connaître son Histoire.
La constitution, le 23 mars 2000, d'une commission parlementaire chargée d'établir la vérité sur la mort de Lumumba modifia
la donne. Même si l'objectif était d'aboutir à un acte de repentance, répondant en cela à l'atmosphère repentante et pénitentielle
qui règne sur notre société, l'excellent travail d'investigation mené par une équipe de quatre historiens francophones et
néerlandophones (Les secrets de l'affaire Lumumba, Bruxelles, Éditions Racine,1995), déboucha sur une confrontation de la
Belgique à son passé colonial, renforcée par les travaux d'une autre commission, chargée elle d'établir la responsabilité
de la Belgique dans le drame rwandais.
Mais c'est surtout le film de Peter Blake, White King, Red Rubber, Black Death diffusé au printemps 2004 sur les antennes
de la VRT et de la RTBF qui provoque un traumatisme salutaire. On veut connaître la vérité, celle de Blake paraissant très
unilatérale et très idéologiquement marquée.
Dans la foulée de cette demande d'Histoire, le musée royal de l'Afrique à Tervueren consacre en 2005 une remarquable exposition
au " Congo : le temps colonial ", parcourue par 130.000 visiteurs. Celle-ci fait l'objet d'un ouvrage qui marque un moment
clef de l'historiographie coloniale : La mémoire du Congo. Le temps colonial. La posture n'est plus celle de la culpabilisation/déculpabilisation.
Ni celle du jugement moral ou de valeur. Ce réexamen est rendu possible aujourd'hui grâce aux regards croisés des historiens
belges et congolais. Telle fut la nouveauté de l'exposition de Tervuren et de l'ouvrage qui l'accompagne. En effet, des historiens
et anthropologues africains, belges mais encore américains conçurent de commun concert cette exposition. Notons notamment
les apports importants d'Isidore Ndaywel è Nziem, d'Hermelinde Lanza ou encore de Jacob Sabakinu Kivilu. Telle est certainement
la nouvelle veine à développer de l'historiographie de la colonisation.
De la recherche à l'enseignement
Mais, et c'est là que le bât blesse aujourd'hui, demeure le problème du passage de la recherche, plus abondante qu'on ne le
croit , à l'enseignement. Combien de professeurs intègrent-ils l'Histoire coloniale dans un cours d'Histoire de Belgique contemporaine
alors que la Belgique partage avec le Congo 75 ans d'Histoire commune ? Plus grave, les universités francophones semblent
avoir abandonné l'enseignement de l'Histoire du Congo et, plus généralement, de l'Histoire de l'Afrique. Où sont les chaires
de cette discipline ? Où sont les séminaires où s'élabore cette nouvelle recherche ? Car comme le soulignait il y a peu Jean-Luc
Vellut dans les pages de La Libre Belgique : " Sauf exception, les écoles et les universités n'accordent qu'une attention
distraite à l'Histoire du Congo, réduite au mieux à la période des fondations coloniales ". Quelques initiatives prises de-ci
de-là tentent de briser le carcan de ce repli. Notons l'initiative fondamentale du Ceges qui a entamé une vaste enquête sur
la mémoire sociale des coloniaux.
Le décès de Jean Stengers et le départ de Jacques Vanderlinden ont affaibli le rayonnement de l'ULB dans le domaine de l'Histoire
de la colonisation du Congo belge. Des anthropologues attachés au regard historique, comme Pierre Petit, ont alors pris le
relais. En décembre 2005 la Réserve précieuse des Bibliothèques et les Archives de l'université ont rendu hommage à Jean Stengers
en présentant une exposition intitulée " Théodore au Congo. ULB-Afrique centrale : enseignement, recherche, coopération "
sous la houlette d'anthropologues et d'historiens. La richesse du fonds Jean Stengers - dont la très riche bibliothèque personnelle
a été léguée à l'ULB - fait envisager à la Faculté de philosophie et lettres de fonder prochainement un centre Jean Stengers
qui, nous l'espérons, fera une part belle à l'Histoire de la colonisation. L'intérêt des étudiants pour l'Histoire de l'Afrique
et du Congo en particulier est manifeste. Pour preuve les mémoires de licence écrits dans ce domaine. Cette vraie demande
sera en partie rencontrée cette année par la création d'un cours collectif d'Histoire de l'Afrique (donné par Pierre de Maret,
Olivier Gosselain et Valérie Piette). C'est là aussi un premier pas prometteur. Des idées sont développées, des projets sont
en voie de réalisation. Ainsi quelques historiens et historiennes de l'ULB et des Facultés Saint-Louis ont pris conscience
de la nécessité de créer un Centre d'Histoire africaine et d'uvrer à l'ouverture de cours correspondants.
Jean-Pierre Nandrin Facultés Saint-Louis et ULB
Historiens Valérie Piette ULB
Historiens
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Qu'elle fasse débat ou quelle soit occultée, l'Histoire de la colonisation est en construction. Elle est aussi au cur d'enjeux
qui dépassent de loin le rôle qui lui revient et qui est celui de l'Histoire en général : dire les faits, les analyser pour
permettre de les expliquer. Au-delà des volontés politiques ou commémoratives des uns et des autres.
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