Devenir vieux dans la société post-moderne
Les personnes que l'on considère actuellement comme vieilles étaient pour la plupart encore des adolescent(e)s pendant la
seconde guerre mondiale. Elles ont vécu, à l'âge de l'entrée dans la vie, et ensuite à l'âge adulte, les célèbres " trente
glorieuses ", correspondant à la période d'extraordinaire prospérité qu'a connue le monde occidental à la sortie de la guerre.
Elles bénéficient maintenant, en général, du système de sécurité sociale mis en place pendant cette période et qui leur garantit
un état de revenus décent ainsi qu'une protection médicale suffisante.
Être mis hors circuit
C'est sur des adultes vieillissants, et non plus sur des " vieillards ", au sens traditionnel du terme, que s'abattent les
contraintes souvent draconiennes de la mise à la retraite, par lesquelles la définition sociale de l'âge de la vieillesse
prend le pas sur une définition qui ne serait que biologique. À l'âge où le travailleur se trouve amené à prendre sa retraite,
il ou elle a encore quelque vingt-cinq à trente ans de vie devant lui, dont une partie en bonne condition physique. Dans les
cas les plus favorables, le retraité, que son état physique et ses capacités financières rendent encore tout à fait capable
de goûter aux " joies de la vie ", se voit imposer de le faire dans le cadre de loisirs forcés. Il est retiré du circuit des
responsabilités économiques, sociales et, quoique moins souvent, culturelles, bien qu'il dispose de l'équipement que la modernité
assure aux consommateurs sédentaires de loisirs, et qu'il est volontiers disposé à consommer aussi des loisirs de nomade,
comme les voyages organisés, les vacances à l'étranger, etc. Mais il ne conviendrait pourtant pas d'ignorer combien la retraite,
pour pas mal de travailleurs, signifie toujours la libération d'un sort souvent terne, sinon déplaisant, et qu'elle continue
à être envisagée par ceux-ci comme une libération. Le temps de la retraite n'est en rien homogène en ce qui concerne ceux
qui y accèdent, contraints ou non.
Se retrouver sans famille
La majorité des personnes âgées - et l'on inclura celles d'entre elles qui bénéficient de capitaux de diverses natures d'un
montant suffisamment élevé pour leur assurer une autonomie certaine -, se trouvent peu ou prou confinée à un univers social
qui, de manière croissante, est limité à leurs semblables et à ceux qui, par profession, sont chargés de veiller sur eux.
La séparation des âges commence par le découpage des familles en tranches démographiques. Si, dès un âge assez tendre, les
jeunes " vivent leur vie ", en rupture avec leurs ascendants, les vieux, eux aussi, sont amenés à se couper de leurs descendants,
sans doute de manière moins volontaire. Il semble bien révolu le temps où plusieurs générations partageaient le même espace,
et se rassemblaient de manière constante aux mêmes moments de la journée. L'asile, n'était alors une solution que pour les
vieillards qui se retrouvaient vraiment sans famille, orphelins de parents, comme, si l'on ose dire, de progéniture. À l'heure
actuelle, il n'est pas sûr que les quelque 20% de personnes de quatre-vingts ans et plus qui vivent dans le plus complet isolement
soient réellement dépourvues de toute parentèle. Et la maison de repos (le " home "), si elle diffère sensiblement de l'asile
de jadis, abrite de plus en plus de personnes âgées dont les descendants ne peuvent ou ne veulent pas assumer la charge.
Le rôle de la médecine
L'univers des vieux tend ainsi à se refermer sur lui-même. Bien vieillir, ce n'est pas seulement conserver le plus longtemps
possible ses capacités physiques et mentales, en même temps qu'un " look " qui reste engageant ; c'est se préparer à entrer
dans cet univers et à participer à son existence collective pendant plusieurs lustres. Le repli individuel sur soi fait alors
écho au repli de la classe d'âge sur elle-même. Et l'environnement social, en mettant en place des dispositifs d'assistance
qui sont aussi souvent des dispositifs d'infantilisation, renforce cette tentation de repli qui conduit assez vite au décrochage
social pur et simple. La médecine, autrement dit le pouvoir médical, joue dans ce processus un rôle de premier plan. À cet
égard, elle devrait prendre conscience de son rôle social autant que de ses rôles proprement préventif ou curatif.
Pourtant, dans une mesure qui devrait elle-même croître considérablement si les possibilités lui en sont offertes, beaucoup
de vieux ont encore un avenir riche de potentialités devant eux. Verrons-nous le jour où il sera crédible de proclamer que
" l'avenir est aux vieux " ? Si la société acceptait, dans les divers domaines où elle peut intervenir, de leur assurer le
sort auquel ils peuvent moralement et physiquement prétendre, ce slogan aurait l'air moins ridicule ou simplement provocant
qu'il n'y paraît à l'heure actuelle.
Claude Javeau Professeur de sociologie à l'ULB
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D'un point de vue matériel, les personnes âgées n'ont, dans l'ensemble - car le nombre d'exceptions à cette condition favorable
a tendance à croître -, jamais connu de situation plus avantageuse que celle qui leur est réservée ces dernières années. Il
n'est pas sûr, toutefois, que les choses vont se prolonger de semblable manière. Car, paradoxalement, l'univers des vieux
tend à se refermer sur lui-même.
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