Chaïm Perelman, 20 ans après : où en est la rhétorique ?
Esprit Libre : Perelman sort en 1958 son traité de l'argumentation, une discipline qu'aucun penseur n'avait abordé pendant plusieurs siècles.
Peut-on dès lors parler de Perelman comme d'un précurseur ?
Michel Meyer : La rhétorique ne rencontrait guère d'audience dans le monde des intellectuels parisiens et des sciences humaines quand les
idéologies régnaient en maître. 1958, c'est plus de trente ans avant l'effondrement du mur de Berlin. Après celui-ci, tout
change, mais Perelman est mort. Perelman s'adresse anticipativement à un monde où il faut plaire plutôt qu'imposer, convaincre
plutôt que contraindre. Le poids des médias, de la publicité, la libre confrontation des opinions, tout cela, il l'avait théorisé
bien avant les autres.
Esprit Libre : Pour Perelman, qu'est-ce que la rhétorique ?
Michel Meyer : Pour Perelman, la rhétorique est l'ensemble des techniques qui visent à créer ou à accroître l'adhésion des esprits. Mais
ce qui l'intéresse avant tout, ce sont les techniques rationnelles, incarnées parfois dans des procédures codifiées, qui entraînent
l'accord, parce que raisonnablement, la conclusion doit découler de ce qui est admis, explicitement ou non, dès le départ.
Esprit Libre : En quoi son uvre est-elle décisive ?
Michel Meyer : Si son uvre est à ce point importante aujourd'hui, c'est parce qu'elle systématise les moyens rationnels de convaincre. C'est
au fond une logique des valeurs, dont l'axiome de base est : " si vous croyez à ceci, vous êtes tenu d'adhérer à cela ou de
rejeter cela ".
Esprit Libre : Le logos ne sert pas qu'à convaincre. Il doit aussi émouvoir, ce qui a lieu généralement sans argument. C'était peut-être,
dites-vous, la faiblesse de la rhétorique de Perelman
Michel Meyer : L'envers de la théorie de Perelman, c'est que tout y semble rationnel. Il parle peu des passions et des émotions, qui comptent
quand même parmi les grands moteurs de nos actions et de nos opinions et sur lesquelles il est difficile de faire l'impasse.
Il y a une rationalité dans ce qui semble échapper à la rationalité.
Esprit Libre : Vous dites aussi que " Perelman est un des premiers penseurs à avoir compris que la morale est toute relative "
Michel Meyer : La morale est un enjeu où les opinions s'affrontent. Le relativisme est la règle. Qui a alors raison et qui a tort ? C'est
pour résoudre ce genre de conflits que Perelman mettait sa confiance dans le droit, seul à même, selon lui, de trancher des
débats qui peuvent s'avérer sans fin. En cela, il anticipe aussi notre société où l'on va au tribunal pour la moindre chose.
Esprit Libre : Vous avez développé une nouvelle philosophie - la problématologie - qui a également alimenté le débat sur la rhétorique et
l'argumentation. Quelle est sa spécificité ?
Michel Meyer : C'est une philosophie générale qui met la problématicité des valeurs, des réponses, des vérités, au cur de la réflexion.
S'il y a argumentation, c'est parce qu'une question se pose qui divise des individus. Ils négocient leurs différences en traitant
les problèmes qui traduisent ce fossé qui les sépare. Argumenter, c'est aborder la question à partir d'elle-même, comme au
tribunal où l'on voit le pour et le contre s'affronter devant des jurés. La question qui est source de conflit est explicite.
La rhétorique procède autrement, elle fait comme si la question était de facto résolue, en offrant ce qui doit passer pour
réponse. Les évidences exigent du style, de l'élégance, parfois de la manipulation, pour ainsi faire croire que plus aucun
problème ne se pose. La publicité est fondée sur cette démarche. Souvenez-vous : dans la publicité de Channel n°5, on voit
un chaperon rouge, parfumé, qui dompte des loups qu'il emmène à la conquête de Paris. L'idée sous-jacente est de faire croire
qu'avec ce parfum, tous les problèmes sont résolus, parce que tout devient magique. Génial, non ? Là où l'argumentation part
des questions, la rhétorique, elle, part des réponses. La problématologie unifie et systématise ce qui se présente ainsi de
façon éparse.
Esprit Libre : Quels sont les enjeux de la rhétorique aujourd'hui et y a-t-il encore une École de Bruxelles ?
Michel Meyer : L'enjeu majeur de la rhétorique aujourd'hui est d'unifier la discipline : émouvoir et convaincre, plaire et argumenter, comprendre
comment opère l'orateur, comment réagit l'auditoire, le rapport aux valeurs mais aussi aux arguments rationnels, le rôle du
langage comme des autres médias ; toutes ces questions doivent être intégrées au sein d'une théorie globale. C'est cet objectif
que l'on poursuit actuellement dans mon Centre et qui caractérise ce que l'on pourrait appeler la troisième phase de l'École
de Bruxelles, après Dupréel et Perelman. L'unification du champ est désormais possible grâce à la problématologie. C'est pour
cette raison que, par delà les analyses intéressantes que l'on trouve chez les linguistes, les sociologues ou les psychologues,
c'est la philosophie qui donne toute son ampleur à l'étude de l'argumentation.
Alain Dauchot
|
20 ans après la disparition de Chaïm Perelman, qu'en est-il de la rhétorique ? Michel Meyer, son successeur à la Chaire de
rhétorique de l'ULB, lui rend hommage, avec d'autres spécialistes, dans un ouvrage intitulé " Perelman, le renouveau de la
rhétorique ". Il nous parle d'une discipline philosophique ravivée il y a près de cinquante ans et qui, aujourd'hui, entre
dans la troisième étape de ce que l'on appelle " L'École de Bruxelles ".
|
|